mardi 25 octobre 2016

Nouvelle N° 8 - La reine des courges - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias




Et voici la nouvelle N° 8 qui entre en lice dans ce concours de nouvelles. Vous avez les mots, devinez l'auteur.



LA REINE DES COURGES


          
Ça les faisait rire ces cons. Ça ne loupait jamais. Une gonzesse pouvait être vendeuse, coiffeuse, maître nageuse et même empoisonneuse, allumeuse de première, branleuse comme pas deux, pourquoi pas enculeuse de mouches, mais camionneuse, ah ça, non ! Quand c’était pas un gag, c’était un tabou. 

Il y a des métiers comme ça qui tolèrent mal – mâle – le suffixe. Une fois Joséphine avait pris en stop deux tailleuses de pierre. Elles étaient pas bézef non plus les tailleuses, une toute petite corpo de courageuses. Encore un « euse » ! Elles avaient profité du casse-croûte au Béarnais sur la 117 pour débiter leurs déboires analogues. Camionneuse, comme tailleuse, allumait dans l’œil de l’abruti moyen une lueur, pour ne pas dire une flambée, égrillarde, convoquait les images du dernier porno sabbatique, avec ou sans décodeur, les dérouleuses de câble, les suceuses et, en l’occurrence, les brouteuses. À une raison sociale évocatrice, Joséphine alliait un prénom qui éveille le poète qui sommeille en chaque gros beauf… « Joséphine, celle qui rit quand on la… » Ouais… À la fin du lycée, elle en avait déjà entendu pour toute une vie, aussi, vu la corporation qu’elle rejoignait, elle minimisa les emmerdes prévisibles en se rebaptisant Josèphe. Une petite ablation de rien du tout, la touche finale à une panoplie d’androgyne bizarre. À l’origine, elle avait tout d’une pub Nivea : sylphide, blonde et diaphane. Le genre que l’on peut voir – frange savamment ébouriffée lèvre mordue œil dans le vague –, sur les abribus ou la couverture de Vogue, des mensurations à finir portemanteau chez un haut couturier. Sauf qu’elle n’avait pas lâché le DUT Carrières Sociales pour le mannequinat mais pour le permis poids lourd, qu’elle avait par la même occasion consciencieusement empâté sa silhouette, buriné son teint, coupé et coiffé sa tignasse à la clef de douze. Ca ne l’avait pas tellement aidée à passer inaperçue, mais c’est sûr, elle semblait d’un coup un peu moins L’air du temps de Nina Ricci, un peu plus Kronenbourg. 

Camionneuse. Une vocation pas tant contraire que contrariante. Une provocation. Tout pour faire chier. Tout pour cracher à la gueule de sa mère, et du blaireau de sédentaire avec lequel elle s’était recasée, qu’elle allait faire le métier de son père, le vrai, et si possible le retrouver. 

Qu’est-ce qu’elle avait à lui reprocher à Robert, en somme ? Rien. Tout. Un papa de rêve, un papounet d’amour, qui lui avait appris à monter à vélo, à faire les règles de trois, à planter des clous, différencier le placo du béton cellulaire, qui lui avait tenu des bassines et passé des compresses sur le front des nuits entières quand elle était malade. Tant qu’elle avait ignoré qu’il venait s’intercaler entre elle et le rêve d’un héros qui serait un jour venu la chercher, la reconnaître, l’emporter au pays des tulipes, elle l’avait idolâtré. 

Atomisation du piédestal en deux temps trois mouvements. 

Robert avait plus que morflé dans la chute. Faut dire qu’il était déjà pas bien flambant. Un an plus tôt ses reins avaient commencé à déconner sévère. S’étaient ensuivis des mois de calvaire : examens, endo, colo, cœlio scopies, biopsies, diagnostics pourris, hospitalisations, opérations, néphrectomie, dialyse à vie. 

« Pas question ! J’te donne un rein. Vas-y, choisis ! Droit ou gauche ? », elle lui avait balancé. « Tu dis toujours que je suis une "pisse-trois-gouttes", eh ben, je pisserai moins. Gagnant-gagnant ! Tope-la papa ! » 

C’est là que la couille était tombée dans le bénitier. Il n’avait pas topé. Il ne voulait pas. Bien sûr qu’il ne voulait pas… 

Elle était passée outre, avait suivi le protocole, fait les analyses. Résultat : pas compatibles. Mais bon, « pas compatibles », c’était limite un détail vu la saloperie que le bilan avait remontée à la surface. « Pas compatibles », ça arrivait à des gens très bien. Ça arrivait à des gens d’une même famille, des frères et sœurs, des ascendants et des descendants… Joséphine et Robert n’avaient pas une brindille de ce putain d’arbre généalogique en commun. Rien. Des gènes qui ne s’étaient jamais croisés de près ou de loin. Les résultats étaient formels. Que sa mère ait pu tromper son père c’était dégueulasse. Enfin, ça aurait été dégueulasse si Isabelle avait trompé Robert. Mais non. La seule tricarde dans cette affaire, c’était Joséphine. 

La mère s’était fait tirer les vers du nez aux forceps et au crachat. Dans le pavillon de Tourcoing, les « je t’emmerde » avaient soudain volé bas et en escadrons. Résultat : un conte de Noël bien crapoteux. Le récit d’une conception maculée au possible, entre les deux réveillons, dans la cabine d’un poids lourd qui transbahutait des courgettes. Des courgettes en décembre… Et pourquoi pas des abricots ? Huit mois et demi après s’être fait culbuter et déflorer (tant qu’à faire) quasi à l’ombre des cucurbitacées, sa mère avait mis au monde une grande courge. Une grande courge aux cheveux blonds et au regard bleu minéral. Tout était dans l’ordre des choses, ou presque, quand on sait que le camion était immatriculé aux Pays-Bas. Être typée viking, aux antipodes de Robert – brun râblé ténébreux, plus méditerranéen tu meurs –, ne l’avait jamais dérangée. Elle avait gravé dans le cœur envers et contre toute évidence qu’elle lui ressemblait. La fille à son papa. Or, Joséphine avait treize mois quand Robert avait rencontré Isabelle. Il avait pris le lot, épousé l’une reconnu l’autre. Le brave mec. Le cocu volontaire et par procuration. Et maintenant, il aurait voulu quoi à défaut d’un rein ? Une médaille ? Pour bons et loyaux services ? Comment on dit déjà ? « Faire un enfant dans le dos. » Et pourquoi pas « faire un père dans le dos » ? Sans blague ! À rebours de toute logique, elle ne lui pardonnait pas de l’avoir laissée être la fille d’un connard de passage. Il n’avait qu’à être là avant ! Elle ne lui en aurait pas voulu davantage s’il l’avait abusée ; nuance, il l’avait abusée, elle était souillée. Rien que de penser qu’il lui avait donné son bain quand elle était minotte, elle en avait la gerbe. Par une inversion cruelle, elle ne l’appela plus que « l’autre bâtard ». Un retour à l’envoyeur chauffé à blanc. Elle ne remit plus les pieds à l’hôpital. Quant à sa mère, cette conne juste bonne à se faire sauter engrosser, pas foutue d’aller avorter dans la foulée, elle ne lui trouvait pas d’excuse, pas même celle de ses presque dix-sept ans au moment des faits. Qu’une séance de pelotage puisse dégénérer en pénétration pas exactement consentie – soudain plus de patins, de gamelles, de suçotage des babines, pour cause que l’un des deux belligérants appuie sa main sur la bouche de l’autre pour l’empêcher de crier –, bref, qu’il y ait eu ce que certains appelleraient volontiers un viol, non, ça ne l’effleurait pas. Quand Josèphe s’envoyait en l’air, c’est qu’elle l’avait voulu. C’est toujours elle qui lançait les hostilités. Il y avait un bail que ses compatriotes avaient cessé d’essayer de l’attraper ; elle ne couchait qu’avec des étrangers qu’elle allait brancher de façon abrupte, pour ne pas dire péremptoire. Pas de flirt, pas de parade. La chose pure et dure, et dans sa propre cabine. Hors de question qu’elle se fade un duvet douteux ou un plan à trois avec la page centrale de Playboy. À part ça… Difficile de dire si le sordide, le franchement dégueu, l’abject la laissait de marbre ou la branchait méchamment. Quant à ce que tout étudiant en première année de psycho aurait vu comme la reproduction du schéma maternel… rien à foutre. Et la reproduction tout court, n’en parlons pas ! Elle aurait pu porter son stérilet en sautoir, ça aurait eu autant d’effet vu qu’elle n’avait plus l’ombre d’un cycle menstruel. Ce rein qu’elle n’avait pu sacrifier sur l’autel de l’amour filial lui avait coupé les trompes. Ce qui n’enlevait rien à son charme braque et hors du commun. De mémoire de routier, jamais on ne l’avait vue se prendre une veste. Jamais on n’avait vu non plus un homme rester dans sa cabine au-delà des quarante-cinq minutes. Record absolu, sauf… sauf ce Portugais plus fluet qu’elle, timide comme une pâquerette. Cette ablette… Un comble ! Qu’est-ce qu’il lui avait fait de plus que les autres ? La rumeur allait jusqu’à prétendre qu’il avait réussi à remettre le couvert deux ou trois fois. Elle n’était cependant pas plus du genre à s’abonner qu’à s’abandonner et elle avait vite coupé court à ce qui aurait pu passer pour une relation. Quand elle croisait Aurelio, elle le snobait, sans ostentation, simplement comme s’il était invisible. Invisible, mais pas indolore. Le manque, qu’elle avait rayé de son vocabulaire, s’était incrusté sous sa peau, pire qu’une portée d’aoûtats. Dès qu’elle passait à moins de trois mètres du Portugais, ses poils se dressaient, son ventre crépitait, son cœur s’emballait comme celui de n’importe quelle midinette. Elle se faisait payer ces émois de gonzesse standard en invitant instantanément le plus con de la troupe à la baiser – croyait-il, le plus con en question… Dans sa tête à elle, aucune ambiguïté : c’est elle qui le baisait. Celui qui pensait avoir pris la sortie « Mc Do de la tendresse » en était pour ses frais. Plus c’était sagouin, mieux c’était. C’était sa silice. Sa façon de gratter là où ça démange, de ravager la plaie à l’aide du clou réputé chasser l’autre. Un clou rouillé, de préférence. Un accouplement de gorets pour contrer la tendreté. Hors de question qu’elle se tape un gentil. Elle en avait eu un à domicile toute son enfance. La pire engeance. Basta. 

À son insu (et il valait mieux parce que sinon elle leur aurait pété la gueule, non mais de quel droit, bande de connards ?!), à son insu, donc, les gars veillaient sur elle lorsqu’elle ramenait un mec à son camion. Après l’avoir raillée, bizutée, l’avoir emmerdée sur sa seule restriction professionnelle – elle ne transportait pas de courgettes. Jamais. Les spéculations étaient allées bon train sur l’embargo à l’encontre du légume sextoyesque –, après avoir rongé leur frein de devoir dormir sur la béquille alors que n’importe quel clampin pouvait se la faire du moment qu’il était immatriculé hors Hexagone, ses confrères avaient fini par la prendre en affection, autant qu’on pouvait affectionner ce genre de gamine urticante. Ainsi, quand elle baisait, ils ne dormaient que d’un œil, ne rongeaient leur gigot que d’une canine. Non qu’on doutât qu’elle soit apte à se défendre comme une grande si elle tombait sur un malotru, mais… c’était plus fort qu’eux, inconsciemment ils la chaperonnaient, restaient en hypervigilance et ne relâchaient la tension que lorsque le gus du jour descendait du camion. L’avantage, c’est que c’était pas long ; ça leur coûtait pas grand-chose et ça leur mettait l’imagination en train. 

Aurelio… 

Six mois plus tôt, elle s’était dit que ça lui passerait. 

Ça ne passait pas. 

Au contraire, la brûlure était toujours plus vive. 

Un soir, cependant qu’Aurelio la démange plus que de coutume, elle scrute la salle : rien de neuf, rien d’extraordinaire, rien qui lui semble à la hauteur de l’outrage. Et puis, si, finalement. Déglingué juste ce qu’il faut, une gueule d’ange un brin dégueulasse, des yeux ardoise, une brosse grise, les dents un peu en vrac mais bien aiguisées… Une caricature de loup de mer. Sans blague, on le verrait mieux sur l’étiquette d’une boîte de thon ou à la barre d’un trois-mâts qu’au volant d’un 38 tonnes. Pas moche, pas crade, mais quelque chose de vénéneux, de suffisamment malsain pour que l’expédition soit punitive à coup sûr. Banco ! Il en est aux fruits au sirop lorsque Josèphe pique vers lui. Avec la désinvolture habituelle, elle lui propose la botte et le coup de l’étrier, deux en un. Les yeux des convives ne se donnent pas la peine de se braquer sur eux. Tout le monde connaît la scène par cœur. Le type gobe la dernière cerise, engloutit le jus à même le ramequin et après avoir recraché le noyau et s’être essuyé la bouche soigneusement avec sa serviette en papier, et certainement pas avec son revers de manche, il emboîte le pas de la fille. 

Selon le règlement, l’effeuillage n’est pas de rigueur. Josèphe préfère que ce soit vite fait bien fait et la plupart des gars s’en accommodent, mais celui-là veut ôter son tee-shirt. Tout ça pour ça. Un truc accroche, il force. Au moment de se rhabiller, il s’aperçoit qu’il a perdu la chaîne qu’il portait au cou. Il faut allumer la lampe… Tout ce que Josèphe déteste : les prolongations en pleine lumière, le vis-à-vis postopératoire. Quand c’est fini, c’est fini. Et là, les voilà à retourner le plumard, à moitié déculottés. Lui, dépoitraillé, surtout. Il retrouve enfin sa médaille. Allez, ouste, dehors ! Mais non, il lui fait face un instant pour montrer son pendentif à l’effigie de… 

En dessous de la clavicule, à quelques encablures du téton droit, en diagonale de celui de Josèphe, comme un reflet déconnant, la constellation. Elle la connaît sur le bout des doigts, elle la voit tous les jours dans le miroir et seulement dans le miroir, quand elle est à poil. Cette grappe de grains de beauté lui a longtemps pourri le décolleté... Sa mère essayait toujours de la planquer. Elles avaient fait le tour des dermatos de la région parce qu’elle voulait les lui faire extirper à coup d’azote ou de bistouri sous prétexte qu’une telle profusion ne pouvait être que cancéreuse. Peine perdue. Pas plus de mélanome malin que de beurre en branche, aucun spécialiste n’avait consenti à charcuter la gamine, à remplacer ce signe particulier, somme toute plutôt joli et original, par un tas de cicatrices. C’est l’un d’eux qui avait fait remarquer qu’à la queue en éventail près, l’alignement des points ressemblait à la constellation du scorpion. Le fait qu’elle soit née sous le signe du Verseau n’était pas un argument suffisant pour faire gommer la chose. Sa mère faisait une véritable fixette sur ce truc et voilà que soudain l’Ostrogoth en face d’elle arbore le même ensemble de points, au même endroit. Ça rappelait ce jeu dans les magazines pour enfants : « Relie les points en suivant les numéros et tu trouveras… » Il y avait pourtant longtemps qu’elle ne fait plus semblant de chercher. 

Elle ne parvient pas à détacher ses yeux de la poitrine de l’homme. Il pose un doigt sur le dessin : 

« Schorpioen ! Ik ben geboren Schorpioen ! Comment dire in frans… ? Scorpio… Tatoeage… tatoo… de sterren… the stars. Constellatie Schorpioen…, baragouine-t-il en pointant maintenant son doigt vers le ciel étoilé. Comprendre ? » 

Non, elle ne comprend pas. Elle n’entend plus rien. En revanche, malgré la lumière poisseuse du plafonnier, elle ne doute pas de ce qu’elle voit. 

La plainte enfle du gémissement au hurlement. Une sirène détraquée. Elle ne peut plus s’arrêter. Tandis qu’il essaie de la calmer, de la faire taire, elle se met à le griffer. Au visage, aux yeux, mais surtout à la poitrine, là où se pavane le monstre. Elle essaie de l’arracher. Oui, une sirène détraquée, une vierge folle, une furie. Une grande claque l’envoie valdinguer la nuque contre le tableau de bord. C’est dans le silence retrouvé que les gars débarquent, ouvrent la porte et font atterrir le Néerlandais sur le bitume. Ceux qui ne sont pas en train de le lyncher appellent les pompiers ou essaient de ranimer Josèphe. 

    Joséphine, elle, est déjà loin.

Nouvelle N° 7 - Elle et lui - Trophée Anonym'us 2017


Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias



La nouvelle N° 7 est arrivée !! Venez la lire !





Elle et lui. 



Le rendez-vous était prévu au Salon du livre de Paris. Nouveau millésime ! Des éditeurs, des écrivains et les visiteurs. C’était une grand-messe, un lieu voué au lectorat de l’extrême. Sans eux, pas de roman, pas de romance, pas de polar. Rien, la fin du monde. Dans la Ville lumière, étaient venus se côtoyer les fous et les surexcités de la société livresque. Hors du temps et des haines politiques, un instant suspendu pour la survie de l’espèce culturelle. Une fête célébrant la liberté d’expression en tout genre ; l’interdire revenait à entrer en dictature. Ces hyperlecteurs s’y adonnaient à une danse contre la nature barbare et pratiquaient un exorcisme de l’autodafé. Le livre y était manipulé, humé, dévisagé. Les auteurs en étaient déifiés, promulgués comme des nouveaux messies. Une religion sans dogme rédhibitoire, dans laquelle le mot était roi, un corps caverneux dans lequel la vie coulait sans interruption. Bandant à souhait ! 



Isabelle se moquait bien de ces pédantes considérations. 

Elle n’était pas venue pour les livres, mais pour se livrer. Elle se destinait à l’un de ces écrivains, de ceux qui attendaient la plume à la main. Dans sa voiture, elle avait peur. Cela faisait tellement longtemps qu’elle ne l’avait pas vu. 

Elle avait fait le déplacement pour le toucher, pour émouvoir sa cible. Lui ! 

L’autoradio passait une chanson de Dalida "Il venait d’avoir 18 ans, il était beau..." 

Elle venait d’avoir 18 ans quand elle était partie, quand elle avait tout quitté. 

Elle était jeune et maintenant, elle se sentait si vieille. "J’ai mis de l’ordre à mes cheveux, un peu plus de noir sur mes yeux..." Oui, ce matin elle avait pris plus de temps pour se préparer. Saloperie de radio, toujours à réinjecter dans le quotidien les mélopées dégoulinantes du passé ! 

Elle ne voulait pas le décevoir, depuis le temps qu’elle ne l’avait pas vu, depuis qu’elle l’avait tenu dans ses bras pour la dernière fois. Leur première rencontre avait donné le top départ de leur vie respective. Une vie qui avait dès lors commencé à pourrir. Dieu avait craché sur leurs tombes qu’ils n’avaient plus fini de creuser ! 



Laszlo Dorian était de retour à Paris, un lieu qui lui rappelait des souvenirs. 

Il y avait vécu dans sa jeunesse. La famille de son père était d’origine prolétaire, de ces boulevards populaires. Ainsi, il était content de lui, fier d’être devenu écrivain. 

Il avait trimé, comme ses ancêtres. 

Il avait sculpté dans le papier les sueurs dégoulinantes de son talent, afin de sortir de la misère et le résultat était là, palpable. L’hémoglobine l’avait délogé de la pauvreté. 

Il était maintenant un brillant représentant du commerce du sang. Si son père débitait des carcasses d’animaux dans l’arrière-boutique d’un boucher ainsi que des coups à ses multiples maîtresses, lui, dépeçait des corps de femmes et ensanglantait des pages blanches pour le plus grand plaisir de ses fans. Malgré les obstacles de la violence, les aléas de la vie et de la mort, il avait survécu. Aujourd’hui, il était un auteur qui promettait beaucoup d’après les critiques littéraires. 

Il venait distribuer des signatures, vendre son âme d’artiste, se faire photographier avec ses admirateurs, ces charognards de l’imaginaire. Son quatrième livre, un roman noir comme les précédents, marchait très bien. Les lecteurs allaient sans doute venir nombreux pour le rencontrer. Déjà, depuis l’ouverture, il avait fait pas mal de dédicaces. Certains de ses voisins étaient plus prestigieux que lui. Cependant, il était déjà un peu connu, sa carrière avait vite pris de l’ampleur et la fortune arrivait à grands pas. Laszlo n’était plus un anonyme, usant déjà des ficelles miellées de la notoriété. 

Il avait dans son collimateur ce romancier, Lazard Grimaud, un ancien policier qui dégainait avec le même brio son stylo et son flingue. De l’autre côté de l’allée, il enviait la foule qui attendait Adama Nesgravia, l’écrivaine qui extirpait chaque année de son Montblanc 150 pages d’une mixture à faire défaillir les foules. La trentenaire à ses côtés, quant à elle, était sympa comme beaucoup en général dans ces salons ; une auteure qui faisait dans la romance érotique, histoire cucul et sexe nunuche. Il en fallait bien pour tous les goûts ! 

Il les aurait tous tués pour obtenir une miette de leur succès et de leur richesse. Encore une fois, seul l’écran de son clavier était éclaboussé de ces massacres virtuels. Aucun courage, cela le minait. 

Et puis il y avait les lectrices, celles qui adulaient les romanciers comme s’ils étaient des rock-stars. Néanmoins, une visiteuse en particulier, allait se distinguer des autres. 

Il savait qu’elle avait hâte, qu’elle était en attente et surtout qu’il allait la décevoir, la repousser. Pas uniquement pour le plaisir de lui faire mal… C’était plus que ça ! Elle allait déguster au propre comme au figuré : cette salope allait maudire le jour de la naissance de Laszlo le Magnifique. Et après cela, il savait qu’il serait délivré, qu’il pourrait changer son mode opératoire. 

Il avait des frissons dans le dos à l’idée de la briser ! Trop de douleurs lui torturaient les méninges. Les souvenirs… Et pourtant ils avaient eu tous deux le bonheur à portée de main. Si seulement… 



Isabelle se remémorait les avertissements de ses copines. Elles lui avaient bien dit de ne pas le laisser, comme ça, sans explications. Seulement elle ne les avait pas écoutées. 

Elle avait toujours eu soif de liberté. 

Elle était de toute façon trop jeune quand elle avait croisé son regard la première fois. Regrettait-elle son départ ? Non, pas vraiment. 

Elle avait vécu comme elle l’entendait. Aujourd’hui, la cinquantaine approchant, elle avait eu tous les amants qu’elle avait désirés. Aujourd’hui, la beauté s’éloignant, elle avait eu tous les soucis qu’elle n’avait pas désirés. Son cœur était affaibli et meurtri, elle espérait avoir l’extrême onction de Laszlo. Un dernier mot, une dernière caresse qui effaceraient les coups du sort. 

Elle attendait le pardon. Et pourquoi pas, un peu d’amour, encore, s’il n’était pas trop tard ? 

Elle accepterait toutes les tortures de sa part, elle lui offrirait sa pauvre carcasse en pâture. 

Elle comptait bien endurer les martyres décrits dans ses romans. Elle avait lu toute l’œuvre de Laszlo Dorian, tout ressenti dans sa chair. Elle l’avait eu dans la peau de chapitre en chapitre, incarnant son mal du prologue à la conclusion fatale. 

Elle seule avait les clefs de son inspiration, savait pourquoi ces pauvres filles morflaient dans ses fictions, elle avait conscience que c’était elle, la vraie victime, la vraie coupable. Quand il écorchait sa proie aux creux des pages, elle en percevait les sévices. Et elle aimait ça ! En redemandait comme une pénitente à bout de souffle, à bout de vie. 



Laszlo ne savait pas à quoi elle ressemblait maintenant. 

Il avait le souvenir d’une chevelure magnifique et des quelques baisers sur sa nuque. Du miel qu’il avait cherché sur d’autres corps, auprès d’autres regards. Dans son dernier bouquin, Isabelle se faisait étrangler après maintes morsures. Son héros en avait bu le sang, la sève jusqu’à l’écœurement. 

Il lui avait pris la vie à pleine bouche, au goulot, gloutonnement. Et à chaque page écrite correspondaient des nausées. 

Il n’arrivait pas à exorciser sa douleur. 

Il craignait d’être saturé de crimes irréels. Pour cette raison, il lui avait envoyé une invitation. Cette fois, il avait envie de concrétiser son aversion, ses amours défuntes. Bientôt il allait engloutir celle qui personnifiait son fantasme depuis si longtemps. Sa plume se tarirait peut-être, son talent s’écoulerait comme la vie de ce corps qu’il manipulerait enfin. 

Il ne pouvait plus continuer comme ça et devait trancher dans le vif sans penser aux conséquences. Isabelle dont il avait si longtemps souhaité la chute allait arriver. Il attendait d’admirer dans son regard l’effroi du rejet. Être vengé, l’anéantir comme dans ses romans, la piétiner. En la contactant, il était resté flou, avait laissé un peu d’espoir pour la voir tomber de haut. Cette Messaline symbolisait l’origine immonde, de son monde d’errance… 



Isabelle était terrorisée. Et ses talons qui claquaient maintenant sur le bitume du parking, représentaient le compte à rebours vers le jugement, peut-être vers l’échafaud. Condamnée, elle savait qu’elle allait succomber, son cancer se généralisait. 

Elle attendait un peu de réconfort de celui qui lui avait laissé un espoir, dans une lettre et au téléphone... 

Elle tenait dans sa main moite le bijou pour entrer dans le cœur de cet homme, elle allait s’en servir. « L’espoir fait vivre ! » De ce cliché, elle espérait donc une embellie, un peu de temps en plus, du bonus, même si elle savait qu’au fond, elle ne le méritait pas tout à fait. 



Laszlo au Salon du Livre de Paris ! Un moment qu’il aspirait depuis que son éditrice lui avait dit qu’il en serait un invité de marque. 

Il regardait l’ensemble des exposants. Ces gens qui passaient leur existence à écrire, qui se penchaient sur une page blanche et tentaient de construire une histoire. Le plus souvent ils reconstruisaient la leur. Comme lui, dans son premier roman, qui déjà martyrisait une jeune fille de 18 ans, cette pouffiasse se faisait maltraiter pour expier ses pêchés. Alors, là, sur son stand, il signait, saignait en souriant. 

Il se délectait de sa toute nouvelle renommée et du mal qu’il allait faire à cette femme. L’attente était doucereuse. 

Il se remémorait son parfum. Un mélange de jasmin et de fleur d’oranger, une mixture qu’il reconnaîtrait n’importe où, n’importe quand. Un jour, dans une foule, il avait suivi une femme blonde, exhalant la même odeur qu’Isabelle. Comme un chien, les sens en alerte, il l’avait pourchassée et coincée dans une rue minable de Londres. Elle s’était laissée embrasser, flattée de faire envie à un si beau gosse. Et au moment de l’avoir à sa merci, alors qu’il allait entrer en elle, debout contre le mur, le corsage déjà lacéré, elle s’était débattue. Elle s’était dégagée de ses mains qui voulaient l’étrangler, soudain dégoûtée. Comme Isabelle qui l’avait repoussé ! Trop inexpérimenté, trop mou, il avait échoué dans sa tentative de tuer cet ersatz d’Isabelle. D’où son premier succès littéraire, d’où sa première victime sur tranche dorée, maintenue à sa merci à l’encre rouge. Une tentative avortée ! Les prémices pitoyables de sa carrière d’assassin ! Une impuissance livresque qu’il s’était juré de se faire pardonner. Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais pu réaliser ce dont il se sentait capable. 

Il allait pouvoir la massacrer, aujourd’hui, en vrai, grandeur nature. Sa haine s’était ravivée dès qu’Isabelle lui avait parlé, cette voix au téléphone comme l’élément déclencheur qui allait le transformer en meurtrier. Son timbre si significatif avait tout remis sur le tapis. Son excitation malsaine le terrassait. 

Il était en manque, imperméable à toute compassion. Les dès était jetés et les cartes ne demandaient qu’à se faire abattre. Il en tremblait d’avance. Il allait achever le travail commencé des années auparavant. Bientôt la fin du jeu ! 



Isabelle essayait de garder son sang-froid, d’éloigner les paroles néfastes de cette foutue chanson. Inlassablement, Dalida s’entêtait à lui instiller la mélodie du malheur. « Quand il s’est approché de moi, j’aurais donné n’importe quoi… ». D’une démarche mal assurée, elle s’approcha de la table de l’homme qu’il était devenu. 

« Mon amour, mon seul véritable amour, que tu es beau ! » s’exclama-t-elle en son fors intérieur. 

« Il était beau comme un enfant… », susurrait perfidement la chanteuse au subconscient d’Isabelle. 

Doucement, elle glissa la petite médaille ornée d’un chérubin. Ce bijou, cadeau du passé brillait d’un éclat particulier sur la couv’ vermeille du dernier livre de l’écrivain... Une trace d’innocence sur le corps d’une jeune fille sanguinolente. La main virile et forte de l’auteur s’en empara rapidement. 

Odeur de jasmin, de fleur d’oranger, battements de cœur, frissons des épidermes… Tout allait soudain trop vite, trop lentement… 

Laszlo leva le regard sur Isabelle. Elle était vieille et fatiguée. Elle ressemblait à une chanteuse des années 70. Du mascara coulait sous les vestiges de ses yeux bleu azur. L’instinct du prédateur était pris au piège de sa victime. Une poigne invisible s’agrippa au coup de Laszlo. Des gouttes de sueur perlaient au bord de ses longs cils faisant écho à ceux de cette femme, là devant lui. Tout de suite, il savait qu’il allait l’aimer, à nouveau. Ne plus infliger d’horreurs à ces pauvres filles sur papier glaçant. 

— Maman !

dimanche 23 octobre 2016

Ah l'amour ! - Le plus petit baiser jamais recensé - Mathias Malzieu



Le plus petit baiser jamais recensé

Mathias Malzieu

Edition J'ai Lu




Ma lecture :


Un coeur brisé peut-il être réparé?
Toujours avec son univers poétique, Mathias Malzieu nous emmène à la recherche d'une femme qui disparaît quand on l'embrasse. Avec l'aide d'un perroquet enregistreur, du nom d'Elvis, à travers les rues, nous enquêtons avec pour seul indice: une sensation lors d'un baiser. Alors voilà cet inventeur dépressif, pour réparer son coeur brisé se lance dans une quête qui peut paraître impossible, mais c'est sans compter sur la magie... De la persévérance, de l'amour et du désamour. Accompagné par un spécialiste de l'extraordinaire, et d'une pharmacienne un peu timide, notre anti-héros va peu à peu se remettre de sa rupture amoureuse, et retrouver l'amour...auprès d'une femme invisible.

J'aime beaucoup la plume de Mathias Malzieu, son univers poétique et déjanté, mais je suis passée à côté de celui là.







Un extrait ou deux... :


"Boire les étoiles au goulot était une technique pour bloquer la machine temporelle. Flouter le passé et le futur quelques heures pour se poser dans l'hyper-présent avec du whisky déguisé en Coca, du rhum caché dans les feuilles de menthe. Je voyais mes démons cavaler à travers les bulles, pieds au plancher comme l'hiver dernier. Je ne pensais qu'à une chose : retrouver un autre temps. Celui d'avant l'explosion de la centrale à rêves. Avant le tremblement de tête, avant les attentats à répétition."





4ème de couverture :


Un inventeur dépressif rencontre une fille qui disparaît quand on l'embrasse. Alors qu'ils échangent le plus petit baiser jamais recensé, elle se volatilise d'un coup. Aidé par un détective à la retraite et un perroquet hors du commun, l'inventeur se lance alors à la recherche de celle qui "fait pousser des roses dans le trou d'obus qui lui sert de coeur". Ces deux grands brûlés de l'amour sauront-ils affronter leurs peurs pour vivre leur histoire.
Un vrai faux polar romantique, regorgeant de gourmandise explosive. Comme si Amélie Poulain dansait le rock'n'roll et croisait le Petit Prince avec un verre de whisky.



vendredi 21 octobre 2016

Nouvelle N° 6 - Ballon rouge - Trophée Anonym'us 2017

 

Créé par


 Anne Denost et Eric Maravelias



La voici, toute fraîche, toute nouvelle la N° 6

Ballon rouge


Des semaines que cela dure. Des jours sur le balcon à épier sa fenêtre, à guetter ses apparitions, à scruter le moindre de ses gestes, à capturer dans son viseur la plus intime de ses attitudes. Des nuits à reproduire, agrandir, placarder les tirages de ses portraits sur le mur du fond. Puis à gamberger dans le noir de cette chambre sans chaleur, à s’agiter seul, loin de ce corps convoité. Mais rien n’apaise la tension de sa carcasse qui réclame, exige de s’assouvir. Se repaître. D’elle.
Ce matin, il n’en peut plus. Réveillé avec la nausée, il n’a pas pu s’empêcher de faire ce qu’il pense encore prématuré de faire. Il s’est approché de sa porte-fenêtre. Il ne l’a pas aperçue, elle était sans doute déjà partie. Mais il a découvert le banc, à quelques mètres de la haie qui sépare son jardinet de l’espace vert commun à tous les résidents des Mimosas. Il s’y est assis, a offert au soleil son visage levé en quête vers le ciel. Des enfants jouaient un peu plus loin, il entendait leurs cris et leurs rires, les coups de pied dans le ballon. Il est resté là longtemps, à espérer un signe qui n’est pas venu. Puis, alors que, frustré, il se levait pour partir, l’objet est venu percuter l’arrière de son crâne. Il a vacillé et cru sa dernière heure arrivée. Un éclair rouge a zébré l’espace devant lui et le ballon est allé rouler tout contre sa haie. Si ça, ce n’est pas un signe, s’est-il dit en retrouvant tant bien que mal son équilibre. Déjà les exclamations des garçons venant récupérer leur balle se rapprochaient. Il ne lui restait qu’une courte fenêtre de tir. Il ne pouvait pas tergiverser plus longtemps, faute de quoi son rêve pourrait bien se désagréger pour une maladresse ou une hésitation de trop. Encore tremblant, il bondit vers la sphère rouge arborant le logo noir d’une célèbre marque sportive. Sans plus réfléchir, il s’en empara et, d’un geste vif, la balança par-dessus les lauriers au feuillage dense et luisant. Le cœur au supplice, il risqua un œil à travers une brèche. Il entrevit les deux fenêtres closes, les rideaux tirés. Puis il repartit rapidement dans l’autre sens avant qu’on ne le trouve là à jouer les voyeurs. Deux garçons surgirent, s’interpellant et s’interrogeant. James ricana : les petits cons, ils pouvaient toujours le chercher leur foutu ballon.

Louise préparait le repas du soir en fredonnant les notes qu’égrenait le piano dans la salle de séjour. Une comptine un peu laborieuse qui la faisait grimacer à chaque étourderie.
– Sol ! c’est un sol ! cria-t-elle, tu te trompes chaque fois au même endroit !
La petite voix de Blanche protesta. Le piano se tut un instant puis le morceau reprit au début. Louise sourit. Son petit trésor était docile, ce soir. Elle attendit l’expiration de la première mesure, la reprise, la fausse note. Alors, agacée, elle décida la fin de la torture en annonçant le dîner dans dix minutes.
Au moment où Blanche sautait du tabouret pour aller se laver les mains, la sonnette de l’entrée retentit. Louise se figea. Qui pouvait bien débarquer à cette heure tardive ? Elle s’essuya les mains dans son tablier, arrangea machinalement quelques mèches et alla ouvrir, sa fille sur ses talons.
L’homme était grand, svelte, terriblement séduisant. Par-dessus tout, il avait un faux air de Jonathan. C’en était tellement troublant que Louise chancela. Le même âge ou presque, un sourire à dépecer les âmes sensibles ou solitaires, à pulvériser les défenses.
– Bonsoir, dit-il d’une voix aux intonations chaudes, j’espère que je ne vous dérange pas…
Et cette pointe d’accent… Américain ? Anglais ?
Louise attendit la suite, incapable de proférer un son. Sa tête remua de gauche à droite et elle ne put s’empêcher de se demander à quoi elle ressemblait. Mal coiffée, suintant les odeurs de fin de journée et de cuisine, fagotée comme une ménagère…
– Ce matin, j’ai fait une partie de ballon avec les enfants de la résidence, reprit l’homme qui se tortillait les doigts, comme gêné, le ballon est passé par-dessus votre haie…
Blanche s’était rapprochée et restait là, collée aux jupes de sa mère, ses petites mains agrippées à son tablier. Le visiteur du soir lui jeta un regard rapide avant de replonger les yeux dans ceux de Louise qui, bouche entrouverte, ne semblait rien comprendre à rien.
– Le ballon est dans notre jardin ! s’exclama Blanche du haut de ses sept ans, c’est ça que tu dis ? Je vais le chercher !
Le beau brun aux cheveux courts élargit son sourire en penchant la tête de côté. Louise, en plein chaos, sentit sa fille lâcher sa cuisse. Elle entendit la course de ses pieds nus dans le couloir et tressaillit, tel un ruminant émergeant d’une longue sieste.
– Oh ! mais je manque à tous mes devoirs ! s’exclama-t-elle. Entrez donc !
– Je ne veux pas vous déranger ! redit l’homme en faisant néanmoins un pas en avant.
– Mais pas du tout ! Vous habitez ici ?
– Oui, l’immeuble à côté, au numéro 10… Depuis quelques semaines seulement…
« Voilà pourquoi je ne l’avais pas encore remarqué ! » se dit la jeune femme que maintenant son vis-à-vis détaillait sans se gêner. Elle rougit sous ce regard de feu et la peau de ses bras nus s’embrasa. Cette fois, il était passé dans le couloir. À contre-jour, il parut encore plus élancé. Un parfum poivré percuta Louise. Elle bafouilla quelques mots pour cacher le trouble violent qui la collait au sol, frémissante comme un cheval au mors. Mais, déjà, Blanche revenait, le ballon rouge entre les mains. Elle le tendit à leur visiteur qui, pour le saisir, s’accroupit devant elle. Puis avança la main pour une légère caresse sur ses cheveux blonds bouclés. De surprise, la petite recula et l’homme se releva très vite en s’excusant. Louise le trouva touchant, avec un côté timide, tellement attentionné. Elle apprécia sa réaction délicate, bien élevée, quand il déclina son invitation à partager un verre. Tout en la regrettant : il n’allait pas déjà partir ! Puis, elle se mordit la langue pour se faire taire. Quelle idiote ! Cette précipitation qui ressemblait à une tentative de capture allait l’effrayer, c’était couru d’avance ! Et il avait sûrement quelqu’un qui l’attendait, lui, pas comme elle, déserte, en friche. En jachère, plutôt, mais depuis si longtemps.
– Une autre fois, dit-il avec un sourire renversant ! Je sais où vous trouver maintenant !
Et de l’humour, en plus.
– Je m’appelle James, au fait ! lança-t-il en lui serrant la main, avec force et douceur tout à la fois. Au revoir, Louise, au revoir Blanche !
Ça alors ! Il connaissait leurs prénoms ! Un instant interloquée, la jeune femme se rasséréna : leurs deux petits noms étaient inscrits sur la boîte aux lettres, l’interphone et la sonnette ! La preuve que cet homme était vraiment attentif à tout. En le regardant partir, son dos large et ses hanches minces, Louise maudit la femme qui l’attendait en lui souhaitant une mort immédiate et atroce.

James, s’efforçant de marcher avec nonchalance, serra convulsivement le ballon contre lui, le remerciant pour son aide inespérée. Il rejoignit son antre avec des bulles de soleil plein la tête. Il avait vu ce qu’il voulait voir et qui comblait ses espoirs les plus fous. De près, le modèle était plus explosif encore que les clichés dont il allait passer la soirée à se délecter. Dire qu’il était sur un nuage aurait été en dessous de la vérité.
Il n’eut pas à bousculer Louise pour qu’elle chutât dans ses filets. Au premier regard, la messe était dite. Il n’en fut pas surpris : toutes les femmes réagissaient de la même façon à son contact. Il ne poussa donc pas trop les feux, les rites de la séduction obéissant à un rythme propre et la montée du désir de sa victime devant lui permettre de cueillir le fruit à maturité. Mais sans trop attendre non plus. Certaines proies se lassent de trop de tergiversation. Il se débrouilla pour se trouver sur son passage le surlendemain, un samedi. Il avait repéré sa voiture au parking et dégonflé un pneu. Quand il surgit, elle réagit comme à l’apparition du messie égaré dans une cité en flammes. Il fit celui qui n’a pas le temps, mais peut sacrifier une heure pour lui venir en aide. Le sauveur. Le samaritain. Elles aiment toutes ça. Résultat, le soir, il se retrouva sur le canapé de Louise, à l’écouter lui confirmer ce qu’il savait déjà : elle vivait seule avec Blanche. Son mari était mort quatre ans plus tôt dans un accident de voiture. James compatit : lui, avait été largué par sa femme qui n’avait pas voulu quitter Chicago pour le suivre en France. Il était donc libre, en mission pour plusieurs mois dans cette ville de province. Ambassade des États-Unis, top secret, avait-il ajouté, ce qui avait décuplé le désir de Louise. Tout en sirotant son Kir, attendri, il avait écouté Blanche jouer au piano quelques morceaux malhabiles. 
Il attendit encore quelques jours avant de passer à l’étape suivante. Un baiser volé alors que Louise cuisinait un tajine d’agneau aux olives, entre deux parties de jeux passionnés avec Blanche. Si la mère n’était pas difficile à apprivoiser, il voyait bien que la fille n’avait pas l’habitude de partager Louise et qu’aucun homme ne venait jamais ici. Tant mieux, appréciait James, qui aimait être le premier partout. Ce soir-là, après deux bouteilles de vin et Blanche mise au lit, James se laissa entrainer dans la chambre de Louise. Il lui fit l’amour gentiment, avec une retenue qui désola la jeune femme. Il prétexta Blanche, dont la proximité le gênait. « Elle dort comme une bûche, protestait Louise qui, affamée depuis trop longtemps, aurait voulu plus de débauche. Elle était maintenant amoureuse, c’était évident.

Emportée dans un tourbillon de sentiments aussi violents que méconnus – même avec son mari, elle n’avait pas ressenti cet emballement des sens et de l’esprit – Louise, bien qu’elle les déplorât, ne vit pas malice aux dérobades de James. Sexuellement, il n’était pas très assidu, mais la mesure semblant faire partie de sa nature, Louise faisait avec. Ensuite, il refusait de l’inviter chez lui, alléguant qu’un appartement de célibataire ne présentait aucun intérêt. Il ne voulait pas davantage dormir chez elle. Il ronflait, il avait perdu l’habitude de partager un lit. Bref, après leurs étreintes, toujours trop sages au goût de Louise, il se rhabillait et s’enfuyait. Elle réussit à le piéger un soir, pourtant, après qu’il se fut laissé aller sur une troisième bouteille de vin. La nuit fut un enfer. Il ne cessa de gigoter, de parler, de gémir. Le matin, elle l’interpella en riant :
– Je ne sais pas ce que te faisait Blanche, cette nuit, mais tu n’as pas cessé de crier son nom ! On aurait dit que tu l’appelais !
Et lui de froncer les sourcils. Ah bon ? Puis, comme illuminé dans la douleur, il décréta que, sûrement, il rêvait de sa mère, morte l’année dernière.
– Elle s’appelait Blanche ? s’étonna Louise qui n’obtint pour toute réponse qu’un mouvement irrité des épaules.
– Je croyais que tes parents vivaient dans le Wisconsin ? le relança-t-elle en servant le café, tu ne m’as jamais dit que ta mère…
– Bien sûr que si !
– Non, je m’en souviendrais quand même !
Blanche, encore endolorie de sommeil, était arrivée, avait posé son doudou sur la table, mettant un terme à la dispute. James, en larmes, s’était laissé aller sur l’épaule de la petite venue spontanément s’asseoir sur ses genoux. Il répétait son prénom comme une litanie. Louise en avait été malade toute la journée. À l’heure du dîner, James lui avait apporté des fleurs. Dans un paroxysme de trémolos, trois semaines à peine après leur première rencontre autour d’un ballon, il l’avait demandée en mariage. 
La date en fut fixée le soir même. Louise s’empressa d’annoncer la nouvelle à sa meilleure amie qui jugea la décision prématurée. Louise ignora ses réticences comme elle balaya celles de sa mère, installée dans le sud de la France. À vrai dire, James ayant annoncé qu’ils partiraient en voyage de noces dans sa famille américaine, la vieille dame aurait Blanche pour elle toute seule pendant au moins deux semaines. Une aubaine.
Les préparatifs furent engagés tambour battant. Louise s’occupa du mariage – dans l’intimité – et James du voyage. Pour le visa américain, Louise dut lui remettre son passeport qui voisinait dans un tiroir avec celui de Jonathan. James ne put résister à la tentation de regarder à quoi ressemblait le défunt mari de Louise tout en s’attendrissant sur la photo de Blanche, inscrite avec son papa sur son passeport. Louise essuya un début de nostalgie, referma le tiroir comme on tourne une page. Trois ans qu’elle attendait un prince pour remplacer celui qu’elle avait perdu. La vie reprenait, enfin.

Trois jours avant le mariage, James dut s’absenter deux journées entières pour une de ses missions mystérieuses. Quelques heures avant son retour, Louise reçut un message : sa mère avait été victime d’un accident. Les pompiers l’avaient transportée à l’hôpital et son état était jugé suffisamment sérieux pour que sa fille unique dût se déplacer.
« Zut, zut, zut, » ronchonnait Louise au mépris des règles élémentaires de l’amour filial. Elle devait justement lui conduire Blanche au début de la semaine prochaine, cet incident était catastrophique. Elle tempêtait encore quand elle reçut un appel de James. Il était sur la route, dans une heure, même pas, il serait auprès d’elle.
– Ah non ! s’insurgea-t-il quand elle lui raconta l’accident maternel, elle peut pas nous faire ce coup-là ! Tout est prêt, les billets, ton visa, je t’ai préparé plein de surprises !
Louise le tranquillisa. Elle ne ferait qu’un aller-retour, le temps de prendre des dispositions. Est-ce qu’il pouvait s’occuper de Blanche en son absence ? James accepta sans se faire prier. Ce mardi, en fin de soirée, Louise se jeta dans ses bras dès qu’il arriva et fila à la gare prendre un train pour la Côte d’Azur.
Depuis la fenêtre de sa chambre, Blanche lui fit signe d’au revoir en agitant son doudou. Louise se demanda pourquoi sa gorge se serrait si fort à cet instant.

En arrivant à Nice, Louise apprit que sa mère n’avait pas survécu. Nul ne put lui fournir la moindre explication quant à ce qui s’était passé. La police ne s’était même pas déplacée et d’après les blessures, la vieille dame était tombée dans les escaliers trop raides de sa maison. Anéantie, Louise en informa James qui compatit et la rassura : il resterait avec Blanche aussi longtemps qu’il faudrait. Les démarches – obsèques, succession à lancer – prirent trois longues journées que Louise n’eut pas le temps de voir passer. Elle s’inquiéta bien un peu, à partir du deuxième jour, de ne plus avoir de nouvelles de James, ni de réponse à ses messages. Bien que les surprises ne fussent pas le genre de son fiancé, il était bien capable de lui en réserver une.
Comme par exemple, d’effectuer des démarches pour que Blanche les accompagne en Amérique. Mais bien sûr ! James se dépêchait de tout orchestrer ! Aussi, dès qu’elle le put, Louise sauta dans le train du retour, pressée de retrouver ses deux amours, convaincue qu’ils seraient à la gare, à l’attendre.
Le quai était vide et quand elle entra la clef dans la serrure de sa porte, elle ressentit une angoisse aussi poignante qu’irrationnelle qui lui ouvrit la poitrine en deux. Tout était noir, pas de dîner en vue, pas de Blanche pour lui sauter au cou. Louise fit le tour des lieux. Il lui sembla qu’une éternité s’était écoulée depuis son départ bien que tout lui parût dans le même état. Jusqu’au doudou de Blanche, abandonné sur le coin de la table de la cuisine. Aveuglée par le stress qui lui fermait toutes les voies d’une compréhension raisonnée de la situation, elle composa le numéro de James. Cette fois, la messagerie était carrément saturée. Elle se précipita dans l’immeuble voisin, au numéro 10. Forcément, était-elle bête, ils étaient là-bas, chez lui ! Mais comment s’y prendre, elle ne savait même pas où chercher ! Elle sonna chez les voisins, les siens et ceux de cet homme qu’elle avait chéri si fort. Personne ne put rien lui dire d’intelligent.
À minuit, elle dut se rendre à l’évidence. Hébétée, elle appela le commissariat de police qui lui demanda de se déplacer. À un officier de permanence blasé elle raconta son histoire qu’il jugea à dormir debout. Il enregistra une mention de main courante et l’envoya se coucher. Le lendemain, elle retourna à la charge et, en pleine crise de nerfs, obtint un entretien avec un patron. Ils reprirent ensemble les éléments, un à un. Oui, elle avait bien confié sa fille à cet homme qu’elle ne connaissait pas. James Brown, dites-vous ? Inconnu au bataillon, chère madame. L’Ambassade des États-Unis n’en a jamais entendu parler. Un espion ou quelque chose comme ça ? Ben oui, c’est ce que disent tous ceux qui cachent des secrets honteux, les prédateurs. L’appartement du n° 10 de la résidence des Mimosas était loué à une certaine Marine Clerc, célibataire. Sa famille n’en a plus de nouvelles depuis plus d’un mois. Votre James ne vous en a pas parlé ? Pourquoi ne suis-je pas étonné ? Autre chose ? Ah ! le passeport de votre mari a disparu ? Voilà qui était beaucoup plus embêtant et justifia une diffusion nationale aux frontières. Mais, trois jours étant passés, le faux papa et sa fille étaient sûrement déjà loin, hors d’atteinte.
Pendant les semaines et les mois qui suivirent, on ne peut pas dire que la police ne fit rien. Elle explora largement toutes les pistes qui pouvaient conduire à cet homme fantôme dont les empreintes et l’ADN étaient inconnus, qui aimait trop les enfants ainsi qu’en témoignèrent les dizaines de clichés, films et écrits enflammés que l’on découvrit au domicile de Marine Clerc en compagnie d’indices ne laissant aucun doute sur le sort que cette femme avait subi. Son corps, en revanche, ne fut jamais retrouvé. À Nice, des témoins reconnurent en James Brown l’homme qui était venu voir la mère de Louise, juste avant sa chute malencontreuse dans l’escalier.
Plusieurs affaires sortirent de l’ombre dans plusieurs pays d’Europe qui faisaient état d’un modus operandi identique : un homme bien sous tous rapports séduisait une jeune femme seule, la demandait en mariage et disparaissait avec sa fille, toujours âgée de six ou sept ans. On n’avait jamais retrouvé ni ce spectre mystérieux ni les fillettes.
À l’égal de ses compagnes d’infortune, Louise ne revit jamais ni James ni Blanche.


dimanche 9 octobre 2016

Nouvelle N° 5 - Ascension - Trophée Anonym'us 2017



Créé par

 Anne Denost et Eric Maravelias



La 5ème nouvelle du Trophée est là !


Ascension




Ses mains frôlent le lichen et l’abrasion sèche de la roche.
La marcheuse respire par goulées lentes, d’une profondeur calculée, et les crampons usés de ses chaussures se verrouillent à la pierre noire. Ce sont de bonnes chaussures, confortables et renforcées de cuir et le poids de la marcheuse porte d’un côté puis de l’autre, un roulement tranquille qui épouse le moindre écueil. Qui fait fi de la fatigue. Des strates survolées.
À y regarder, les efforts de la marcheuse paraissent faciles, paraissent calmes et mesurés parce que son corps tout entier est taillé par le mouvement à tel point que l’effort nimbe sa silhouette d’une sorte d’assurance paisible, et pourtant son regard pâle oscille parfois, se détache du chemin pierreux pour épouser le vide, la pente brisée qui dégringole jusqu’à la vallée, et tout ce qui est laissé derrière.
Ces œillades furtives qui tournent le visage de la marcheuse vers le soleil dévoilent une peau hâlée et des tempes luisantes. Les cheveux sont blonds vénitiens, noués en une longue natte qui vient s’ébattre sur les poches du sac de randonnée qu’elle transporte sur son dos et il arrive aussi qu’un pendentif de bois sculpté, ficelé par une cordelette de cuir sombre s’échappe du col de son T-shirt. Le grigri est replacé dans le creux lisse qui sépare ses deux seins aussi souvent qu’il le faut.
Dans le sillage de la marcheuse, dans son ombre, suit un homme grand et noueux. Sa face est tannée et ses yeux sont noirs et plissés et pleins d’appréhension et une cicatrice lui strie le mollet gauche et vient s’enrouler autour du genou en une boursouflure blafarde. L’homme est plus jeune qu’il n’en a l’air et en cherchant bien, en dépit des stigmates et de la préoccupation, en dépit des rides prématurées, il y a des signes qui laissent penser qu’il n’a pas encore eu quarante ans.
À voix haute l’homme dit nous ferons halte un peu plus loin lorsque nous aurons franchi cette crête devant nous ferons halte il y aura de l’eau et nous nous reposerons un peu avant de poursuivre et la marcheuse ne répond rien mais elle acquiesce imperceptiblement, pour ne pas que son rythme lui échappe. La voix de l’homme est sèche et tremblante et elle semble grésiller dans la lumière, dans la chaleur frémissante qui imbibe les pierres.
Lorsqu’ils débouchent sur la première pâture l’horizon s’écartèle devant eux, entre les pics qui s’érigent tout autour, coiffés de nuages et d’une glace qui ne fond jamais, et à cet instant, parce que cela s’y prête, parce que l’air est pur et qu’ils voient très loin, la marcheuse et l’homme prennent simultanément une grande inspiration. Plus loin, il y a un ruisseau qui scintille. Ils marchent jusqu’aux galets lustrés sans rien changer à l’ordre, elle devant, toujours, et lui derrière.
La marcheuse se déhanche et se débarrasse de son sac dans l’herbe où elle s’accroupit pour puiser l’eau claire, la porter jusqu’à sa bouche ruisselante, en asperger la moiteur de sa nuque et l’homme se tient un peu plus loin pour l’observer, pour écouter ses aspirations sans gêne, et il attend que la marcheuse ait fini de boire pour se désaltérer à son tour.
Au-dessus, le ciel est d’un bleu impeccable.
Les bulles surgissent en babillant depuis le goulot de la gourde immergée que l’homme tient sous la surface, mais pas un seul instant il ne quitte la marcheuse du regard. Il y a de l’eau là-haut fait l’homme ne sois pas inquiète si je remplis la gourde maintenant c’est seulement pour la route qui reste si tu as soif il suffira de me le dire.
La marcheuse pose sur lui un regard égal et quelques mots lui échappent pour la première fois depuis qu’ils ont commencé à marcher. Je ne sais pas où nous allons il y a un chalet là-haut demande-t-elle et sa voix est grave et belle et l’homme regrette qu’elle n’ait pas parlé davantage sur le chemin qui a précédé.
Oui confirme l’homme oui c’est un chalet et ce faisant il réajuste la bandoulière de la carabine qu’il trimballe sur son épaule. La marcheuse baisse les yeux à cet instant, comme par pudeur, comme pour ne pas voir le confort ou l’inconfort avec lequel la carabine est portée. Ils attendent ensuite en silence près du ruisseau qui susurre.
 L’homme avise la vallée mais aussi parfois la marcheuse qui se tient prostrée dans l’herbe, et il se fait la réflexion que l’immobilité ne lui sied pas du tout, avec ces guibolles dégingandées dont elle n’a pas l’air de savoir quoi faire elle ressemble à un oiseau brisé, un rapace auquel on aurait interdit le ciel. Le regard de l’homme oscille entre la marcheuse et le panorama, la fumée lointaine dont ils aperçoivent les minuscules panaches, sans vraiment savoir quel spectacle le désole davantage.
Lorsque plusieurs minutes se sont écoulées de cette manière l’homme farfouille dans sa besace d’où il extirpe deux gâteaux secs mouchetés de raisins de Corinthe. Il place l’un des biscuits dans sa propre bouche avant de lancer l’autre en cloche, en direction de la marcheuse.
J’aimerais arriver là-haut avant la nuit annonce-t-il pendant qu’elle mange quand tu auras fini il faudra que l’on reparte et l’homme se surprend à espérer que la marcheuse lui réponde encore, lui adresse ne serait-ce qu’un seul mot mais son souhait est crucifié par les secondes qui suivent et le clapotis dérisoire de l’eau.
Ils laissent le ruisseau derrière eux et la marcheuse déploie ses longues jambes et prend docilement la position de tête, comme l’homme le lui avait demandé au tout début, avant même qu’ils n’entament l’ascension. Aux plantes grasses du pâturage, à l’horizon immense et bleu succède l’ombre d’une grande sapinière, des troncs violacés et très droits qui dégorgent de la senteur de la résine.
Ils cheminent ainsi durant de très longues heures sans pause et sans paroles, malgré ces bois resserrés tout autour d’eux, parce qu’il n’y a qu’un seul chemin et qu’une seule montagne et qu’ils ne risquent pas de se perdre.
Peu avant la seconde pâture, la marcheuse s’arrête brusquement et son corps semble se tendre vers l’avant et son poids bascule sur ses cuisses et au même instant un raclement, la rumeur d’un déplacement furtif se fait entendre plus loin à l’orée de la forêt de conifères. La marcheuse s’accroupit et l’homme suit son exemple et ils attendent.
Quand les bruits recommencent l’homme semble hésiter puis il esquisse un geste pour signifier qu’il leur faut rapidement quitter le chemin et ils s’avancent courbés, cassés en deux entre les arbres à la perpendiculaire du sentier. Ils finissent par s’abriter sous un amas de roches fissurées, couverts de grandes nappes de sphaigne en fleur, et l’homme porte désormais la carabine dans sa main et ses yeux vont et viennent entre les frondaisons les plus basses qui s’agitent, qui balayent l’air plus frais, plus humide qui est exhalé par le lit d’aiguilles de la sapinière.
Pendant longtemps ils guettent après les bruissements, après le moindre craquement de branche et les sons se rapprochent et s’éloignent comme si quelqu’un tournait autour d’eux et ils ont le temps de s’imaginer toutes sortes de choses. L’homme transpire abondamment, couché un peu plus bas que les rochers, pour pouvoir surveiller à la fois la marcheuse et les bois qui bordent le chemin.
Il vient enfin un son mat bien plus proche que les autres et l’homme épaule vivement la carabine et puis le vent tourne et ils flairent enfin l’odeur du bouc et avisent sa forme noire et velue, ses grandes cornes recourbées et son arrière-train cagneux qui disparaît avec fracas dans la pente boisée. L’homme se redresse et souffle et se passe la main sur les yeux.
Au bout d’un moment, sans regarder la marcheuse et sur un ton auquel affleure le reproche l’homme dit personne ne vient jamais ici personne sauf moi il ne faut pas que tu aies peur comme ça tu m’as fait douter mais ici c’est paisible bien plus paisible qu’en bas, et pour toute réponse la marcheuse se contente de fixer gravement la carabine que l’homme tient dans sa main.
Ils traversent la seconde pâture et le sentier serpente ensuite vers les hauteurs parmi de grandes touffes d’achillées avant de rejoindre une nouvelle forêt, et cette fois ils aperçoivent de nombreux rochers parmi les arbres, qui découpent la zone d’éboulis et de ravins. À l’ouest le soleil décline déjà, chute avec lenteur comme un débris flamboyant pourrait chuter du ciel.
Tandis que rougeoient les pics lointains et les neiges éternelles, ils contournent une petite cascade qui tambourine à quelques mètres du chemin et poursuivent ensuite l’ascension parmi des arbres dont certains sont mourants, dont certains sont morts et dépourvus d’écorce et leurs troncs sont comme des sculptures pâles et lisses dans la pénombre.
On a pris du retard avec le bouc fait l’homme en plissant le front et en parlant fort pour que la marcheuse -qui a pris un peu d’avance puisse l’entendre. La dernière partie du chemin est plus difficile alors je crois que ça vaudrait mieux si on passait la nuit à la belle étoile et qu’on continue demain quand on sera reposés et qu’on y verra plus clair. La marcheuse ne répond rien et l’homme se mord les lèvres jusqu’à s’en arracher la peau.
Plus tard, ils atteignent le haut d’une crête et quittent tout à coup l’obscurcissement de la forêt et la marcheuse cligne des yeux et il lui échappe un soupir sidéré face au panorama immense qui baille devant eux, tout pourléché d’ombres et de lumière. L’homme désigne un enchevêtrement de roc qui se dresse non loin, patiné par les tempêtes et cerclé de pimprenelle et dont le profil pourra les protéger du vent.
La marcheuse et l’homme se délestent de leurs fardeaux et boivent tour à tour un peu d’eau dans la gourde et rapidement un petit feu éclot près d’eux, sur la pierre. Tandis que l’homme effectue des allers-retours chargé de branches et de brindilles, la marcheuse s’installe avec le dos contre la saillie et elle déballe son tapis de sol et extirpe une couverture tartan de son sac et ses gestes sont incertains et ses yeux sont troubles et insondables.
Ils mangent le peu de nourriture dont ils disposent, des gâteaux secs et une pomme fendue en deux par l’homme ainsi qu’une part de soupe en brique qu’ils réchauffent dans l’une des casseroles noircies de la marcheuse et la nuit achève de se déposer sur eux comme un grand tissu étoilé.
À leurs pieds se déroule à présent la noirceur de la vallée et au-delà ils voient bien davantage qu’ils ne le voudraient sans doute, un horizon opaque et constellé où brille l’éclat lointain des incendies. En bas il y a des villes qui brûlent et la rumeur fébrile de la panique qui déferle, qui reflue parfois même jusqu’à la montagne, jusqu’à étreindre leurs ventres durs. Les pupilles de l’homme courent sur les flammes distantes comme deux choses affamées et peu à peu son âme s’emplit d’étrangeté et d’une mélancolie familière.
L’homme dit je crois que ce monde est en train de prendre fin et la marcheuse ne répond rien, alors l’homme baisse les yeux et regarde ses mains, ce sont de grandes mains avec de longs doigts fins, et il murmure j’ai si mal pour ce monde tu sais c’est un mal que je porte depuis si longtemps et ses yeux s’emplissent d’humidité et sa bouche se tord pour accommoder la misère qu’il prononce.
La marcheuse abandonne un instant le gouffre et les brasiers pour fixer l’homme et sa peine et la carabine qui est posée en travers de ses genoux. L’homme se fait la réflexion que depuis le début, depuis le tout début la respiration de la marcheuse n’a jamais cessé d’enfler calmement et il constate qu’il ne parvient pas à soutenir son regard davantage qu’il ne peut endurer le spectacle du feu.
L’obscurité se peuple de la stridence des oiseaux de nuit et des craquements qui naissent de la dévoration du feu et lorsque la marcheuse ferme les yeux et finit par s’endormir cela surprend l’homme, et celui-ci guette longtemps pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une ruse, et ce faisant il entrecoupe ses propres somnolences par l’entretien du feu.
Au-dessus d’eux, les astres tournoient.
Un peu avant l’aube, l’homme vide sa gourde dans la petite casserole qu’il cale entre deux pierres carbonisées et il se lève ensuite et déplie ses jointures endolories qui craquent de n’avoir pas bougé de la nuit. Le soleil irradie de l’autre côté du pic et l’air est froid mais la lumière inonde, suffisamment pour que l’homme puisse errer un temps sur la pâture et y cueillir une poignée d’herbes à infuser et ses doigts s’engourdissent dans la rosée du matin.
À son retour la marcheuse remue sous sa couverture et l’homme ravive les braises d’une brassée de petit bois avant de verser la tisane chaude dans la timbale en aluminium qui s’imbrique sous sa gourde. L’homme offre la timbale fumante à la marcheuse et pose la carabine dans le gazon et agace le feu sans jamais lever la tête, comme si un grand poids pesait sur ses épaules.
Je suis désolé d’avoir tué ton chien bredouille l’homme un peu abruptement et ensuite il se relève et passe la bandoulière de la carabine et part uriner à l’orée des bois. La marcheuse guette tandis que l’homme s’éloigne et finit d’avaler la tisane et s’étire longuement avant de remballer ses affaires de couchage.
Après la troisième pâture le paysage devient de plus en plus accidenté, et le chemin serpente sur la pierre de la montagne qui est éclaboussée parfois par l’eau glaciale des torrents. Les arbres se font rares, il ne pousse plus ici et là qu’une poignée de plantes grasses qui se tassent dans les cuvettes et les creux des rochers.
L’homme dit je vais passer devant maintenant on arrive au plus dur et je ne voudrais pas que tu glisses ou que tu te trompes de chemin on va monter encore un peu puis ça redescendra et on arrivera au chalet. D’accord fait la marcheuse et l’homme esquisse un sourire minuscule parce qu’il sent s’alléger un instant le poids effroyable de sa solitude.
Ils avancent ensuite sur une succession de corniches qui sont offertes au vent et le pic autour duquel ils cheminent est baigné d’une lumière étrange et la vallée baille à leur droite, cintrée de roc comme les rebords d’une large blessure. Du pied ils foulent le sentier étroit et de temps en temps le crottin des boucs sauvages s’écrase sous le caoutchouc de leurs crampons.
Au début, en dépit des appuis incertains, l’homme jette de nombreux regards derrière lui, surveillant la marcheuse du coin de l’œil, épiant son allure au cas où elle voudrait profiter de son inattention pour essayer de lui fausser compagnie, mais petit à petit il prend confiance et apprend à se contenter des halètements et de la rocaille dérangée.
Il leur suffit d’une heure pour dompter l’escarpement et au point culminant, la sente à chèvres décroche subitement pour s’enfoncer entre une concrétion de saillies grisâtres. En contrebas ils retrouvent la coiffe ébouriffée des sapins, et au loin un espace dégagé et un toit de lauze taillé dans un schiste sombre. L’homme dévisage la marcheuse et sa sueur et ses cernes et il se figure qu’elle n’a pas dû dormir bien davantage que lui.
Bientôt, ils abandonnent les roches et les courants d’air gelés qui bruissent en altitude. Sur la dernière portion ils cheminent presque de front, descendent entre les arbres puis s’avancent sur la prairie en esquivant de grosses mottes d’un nard raide et jauni. Près du chalet coule un énième ru vivace qui se déverse dans un grand bassin de granit. Un peu plus loin, une petite turbine fredonne dans le courant.
L’homme pousse la porte du chalet et ils entrent et la marcheuse remarque tout d’abord l’odeur, un parfum qui n’est pas désagréable mais qui imprègne jusqu’aux madriers d’épicéa, jusqu’aux murs de mélèze. C’est une senteur légèrement âcre qui dit le temps passé par un homme au même endroit, qui attribue l’espace et le découpe aussi, de manière aussi franche que le tranchant d’un couteau.
Il n’y a qu’une seule pièce bien agencée, avec une lourde table carrée au centre et un petit lit dans l’alcôve près de la cheminée, et beaucoup d’étagères et de livres en pagaille. Des bouquets d’herbes séchées pendent aux poutres et autour des fenêtres et il y a aussi un jambon accroché dans un coin et une ribambelle de saucissons secs et ratatinés. La marcheuse pose son sac à côté de la porte d’entrée et s’étreint le corps comme si elle ne savait pas quoi en faire.
Je vais faire du café dit l’homme et après je crois que je dormirai un peu si cela ne te dérange pas est-ce que tu veux du café et la marcheuse acquiesce et s’installe à la table où elle suit du bout du doigt les traces de brûlure qui sont gravés dans les planches de pin épais pendant que l’homme pose la carabine contre le mur près du lit et met une bouilloire d’eau à chauffer sur le réchaud à gaz de la cuisine.
La cafetière infuse sur la table et une vapeur odorante se dégage du breuvage et se condense sur les vitres et pour la première fois l’homme fixe la marcheuse droit dans ses yeux pâles. Est-ce que tu as déjà eu l’impression que ta vie t’avait échappé demande-t-il parce que moi je crois que ça m’est arrivé il y a longtemps et la marcheuse le dévisage longuement et lui rend son regard mais sa bouche demeure muette et mutine.
L’homme verse ensuite le café avec une attention méticuleuse et le liquide noir s’écoule et tourbillonne dans deux bols de grès clair et puis l’homme ramène quelques gâteaux à tremper et il dit je les fais moi-même je fais beaucoup de choses moi-même et la marcheuse mange et boit et ses yeux divaguent autour d’elle, sur les dessins au fusain et les bibelots de bois sculptés.
Je n’aurais pas dû prendre la carabine en partant, finit par dire l’homme, et je me demande si on s’était juste croisés comme ça on aurait peut-être discuté et tu serais peut-être venue de toi-même mais c’est compliqué maintenant tout le monde a peur et ceux qui ont une arme ils la prennent mais ne t’inquiète pas je ne te veux pas de mal je ne sais pas ce que je veux.
Le silence qui suit est si lourd et si parlant que cela courbe l’homme jusqu’à ce que son front touche presque la table et il frémit de honte et de peine avant de se redresser très lentement, et il reste un temps les bras ballants, la mine confuse. Il se traîne enfin en direction du lit où il s’allonge tout habillé sur les draps suiffeux et l’homme retire ses chaussures avec une grande lassitude et ferme les yeux. Il murmure je ne sais pas ce qui m’a pris je ne voulais pas être seul voilà tout je suis désolé.
L’homme met très longtemps à s’endormir et en attendant la marcheuse égraine les minutes comme les perles d’un chapelet et elle s’imprègne des odeurs inconnues et écoute enfler le souffle de l’homme qui se rallonge et elle fait tout cela sans remuer, sans jamais bouger du banc où elle se trouve assise.
Vers midi, la marcheuse se lève et fait trois pas en direction du lit, vers l’endroit où l’odeur de l’homme est la plus forte et elle s’empare de la carabine qui repose contre le mur. La marcheuse regarde ensuite l’homme qui dort, le détaille durant un bon moment avant que ses doigts ne courent jusqu’au levier de la culasse, et ne l’actionnent. Elle met ensuite l’homme en joue ce qui est une chose facile parce que l’homme est immobile et très près d’elle, et lorsque le front de l’homme est au milieu de sa mire la marcheuse expire lentement et appuie sur la détente.
Après le vacarme de la détonation, elle repose la carabine près du lit et se rend compte que ses mains tremblent et que sa bouche est sèche et qu’elle ne sait pas encore où elle ira, ni ce qu’elle fera. Le soleil l’éblouit lorsqu’elle quitte le chalet pour aller s’asseoir près du ruisseau dont elle n’entend plus qu’à peine le murmure à cause de ses oreilles qui sifflent et la marcheuse retire ses lourdes chaussures sans même y penser, comme si elle n’était plus tout à fait elle-même.
Au-dessus, un panache blanc est emprisonné par le pic et le vent tiraille pour l’en arracher. La marcheuse remue ses orteils et sent couler l’eau gelée, sur eux et entre eux, et elle y frotte aussi ses ongles et soupire en avisant le ciel et se demande si la solitude de l’homme était aussi grande que la sienne.
Ses mains triturent ensuite le barbe-bouc lustré et s’y emmêlent et la marcheuse avise la vallée et le monde mourant qui s’étale au-delà et se dit que peut-être elle ne redescendra jamais.