mardi 31 octobre 2017

Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 6 - Je t'emmène au bois




Nouvelle N° 6


je t’emmène au bois

Bande son : Burzum. Sol Austan, mani Vestan / Mirel Vagner. Mirel Vagner








Francis regarde droit devant lui, sans cligner des yeux. Le soir tombe autour de son pick-up qui roule vite sur la route cabossée. Sur le volant, ses articulations blanchissent par intermittence, en même temps que ses dents se serrent. On devine la crispation de ses doigts, même sous les phalanges déchiquetées, comme après une bagarre. Il roule. Point. Il ne surveille pas le rétroviseur, il ne change pas de vitesse. La quatrième lui permet de conserver une allure constante, un compromis entre l’urgence et l’envie d’éviter l’accident. En quelques minutes, c’est la nuit noire. Elle tombe comme une vérité qu’on aimerait ne pas entendre. Lourde et dense. Aucune voiture ne croise le pick-up sale qui file comme une boule affamée. L’autoradio ne fonctionne pas, seul le bruit du moteur rythme la conduite.

Francis allume une cigarette par une succession de gestes mécaniques, réflexes encodés à force d’habitude. Sortir la clope du paquet posé sur le tableau de bord, d’une main, la porter à ses lèvres. De l’autre, saisir le briquet à côté du paquet sans marque et allumer la clope. Francis ne quitte pas la route des yeux. Toujours pas le moindre clignement des paupières. À peine s’il avale sa salive.

À l’arrière, sur la banquette, deux filles. Ni vraiment assises, ni vraiment allongées. Elles ballottent dans les virages, avec une mollesse passive qui signe leur inconscience. Elles ont l’air jeune. À peine sorties de la primeur adolescente. Il y a une blonde et une brune. Quand on fait attention, on remarque qu’elles ne sont pas seulement assoupies, comme on aurait pu le croire au premier regard. Elles sont effondrées sur les sièges. Leurs poignets sont liés par des cordes. Leurs chevilles également. Des bâillons de tissus leur entourent la bouche. Sous leurs cheveux qui pendent devant leurs yeux, on peut voir des traces de coups. Des bleus. Des gonflements. Sur leurs corps, leurs vêtements sont déchirés, défaits. Aucun doute : elles ont été sauvagement frappées, rouées de coups avec une rage ravageuse. On devine, malgré l’obscurité, quelques traces de sang sur leurs vêtements et leur visage.

Francis conserve sa vitesse constante. Il fume avec régularité, écrasant les mégots dans le cendrier qui déborde.

Sans cesser de fixer la route, il pense à sa fille. La petite blonde, comme disent les copains. Quand elle manque de se noyer, à cinq ans, en glissant dans le lac pendant un feu d’artifice du 14 juillet, récupérée de justesse par le père de sa meilleure amie depuis la maternelle. Quand, à sept ans, elle trouve un chaton blessé devant la boulangerie et pleure pendant trois jours sans discontinuer quand il meurt subitement. Quand, à quatorze ans, elle essaie de faire passer sa première cuite pour une indigestion aux merguez de la fête du village. La petite blonde. Sa petite blonde.

Derrière, une des deux filles semble revenir à elle. Un gémissement sourd emplit l’habitacle du pick-up. La brune bouge difficilement à cause des liens qu’elle semble découvrir avec désolation. Francis la surveille dans le rétroviseur. Il attend l’instant où elle va se redresser, sans prise puisqu’elle est attachée. Il observe. Quand c’est le bon moment, quand sa tête est juste derrière l’appuie-tête, il freine brutalement. Un coup sec, comme si un animal venait juste de traverser la route. La fille se cogne le front, déjà tuméfié. Le choc réveille la douleur des hématomes et la renvoie à son étourdissement. L’autre, la blonde, n’a pas esquissé le moindre geste, le moindre son. Impossible de savoir si elle est prostrée ou réellement inconsciente.

Francis reprend sa vitesse. Pas une expression n’a traversé ses traits quand il a freiné et vu la fille s’assommer. Seul le mouvement de ses yeux entre la route et le rétroviseur indiquait une quelconque communication cérébrale. Quelque part, il n’a pas l’air plus vivant que les deux jeunes filles sur la banquette arrière. Le pick-up suit l’asphalte comme un sinistre météore, et pourtant, il pourrait être immobile, suspendu entre deux espace-temps.

Qui sait, là, ce qui se passe en rase campagne ? Qui pourrait deviner ce qui se joue dans l’obscurité à quelques kilomètres d’un village ? Qui imagine les drames silencieux qui déchirent la nuit ?

Francis est rentré plus tôt ce soir. Il devait revenir des champs autour de vingt-deux heures. Il avait travaillé plus vite que prévu, beaucoup plus même puisqu’il était au bar avec les potes à dix-neuf heures. Après une bière ou deux, ils s’étaient mis à enchaîner les whiskys. On était vendredi, après tout, on pouvait bien se lâcher un peu, en cette saison. Les bonnes femmes étaient au dîner du club de sport, c’était la fête jusqu’à minuit.

Et puis vers vingt heures trente, quand Francis commençait à se dire qu’il était bien fait, et qu’il faudrait rentrer manger un bout, un gars a raconté qu’il avait vu deux nénettes se baigner à poils dans la rivière, après la vieille scierie abandonnée. Là où les jeunes vont fumer en cachette et se rouler des pelles pendant les vacances. Il revenait d’une virée chez un collègue et il avait pris un détour pour dessaouler un peu avant d’arriver chez lui et de se faire hurler dessus par sa femme. Il en jurerait pas, mais elles ressemblaient à la petite de Francis et à sa copine depuis la maternelle. Mais bon, il aurait pas pu reconnaître sa mère s’il l’avait croisée sur ce chemin, alors deux gamines à vingt-trois heures sous la lune, les coquines…

Francis s’est levé sans rien dire. Il n’a pas dit au revoir ni même fini son verre. Il a mis sa veste et il est parti. Il a allumé une cigarette et il a démarré son pick-up. Il est rentré chez lui. Il s’est garé un peu plus bas, et il a fait le reste du chemin à pied. Il ne voulait pas faire de bruit. Il savait que sa fille était à la maison, à réviser avec sa copine. À réviser. Avec sa copine. Sa copine. Sa fille disait sortir avec le fils de l’élagueur, celui qui apprenait le métier avec son père, mais finissait quand même le lycée. Ils allaient au cinéma ensemble et sortaient en boîte le samedi soir.

Francis arrive par le jardin, il entend les voix sur la terrasse. Les voix de sa fille et de sa copine qui parlent en pouffant. Des petites exclamations simultanées. Elles ne l’ont pas entendu. Elles sont assises côte à côte sur les marches, une bouteille de bière entre elles et des cigarettes consumées dans le cendrier. Elles se tiennent la main. Elles se caressent les genoux. Elles se regardent dans les yeux. Un instant, le temps semble s’interrompre, elles ne parlent plus, elles ne rient plus, elles se regardent. Elles se regardent, et d’un mouvement vif, elles se rapprochent l’une de l’autre pour s’embrasser. Puis elles se prennent le visage entre les mains comme pour s’assurer que ni l’une ni l’autre ne peut s’échapper. 

Sa copine.

Sa copine.

Sa copine.

Francis enjambe le massif de jonquilles soigneusement entretenu par sa femme et fond sur les deux filles.

Un bond, trois pas de course.

Elles sursautent.

Il faudrait passer la scène au ralenti pour saisir les nuances d’expressions qui se peignent sur les visages. La surprise embarrassée, coupable, des filles quand elles comprennent qu’on les a vues. L’angoisse devant cette silhouette massive dont la fureur déforme les traits. La peur quand elles comprennent qu’il n’y aura pas de cris, pas de demande d’explications, pas de confrontation larmoyante ou colérique.

Il n’y aura pas d’insultes, pas de menaces, pas d’exclusion. Rien pour former un témoignage, rien qui leur demandera de rassembler leur courage et d’affronter l’opprobre familial. Pas de déshonneur ni de rejet, pas de crise de larmes ni de paroles regrettables. Il n’y aura rien qu’elles pourront raconter des années après avec la gorge serrée et des frissons sous la peau.

Francis frappe la brune en premier. Un direct sec qui lui casse l’arête du nez et lui fend les lèvres. Sa fille pousse un cri effrayé, ses yeux s’arrondissent devant la scène qu’elle capte juste avant qu’une gifle donnée avec le tranchant de la main ne lui déboîte la mâchoire. Elle se mord la langue en tombant sur la terrasse, le gout du sang remplace celui des cigarettes dans sa bouche, et la texture des lèvres de sa copine.

Pas le temps de penser, pas le temps d’analyser. Aucun réflexe de survie ne se déclenche, aucune vaine tentative de défense n’est esquissée. Les forces surhumaines qui poussent l’être humain à soulever des voitures, attaquer un ennemi, s’enfuir pour sa survie, ça n’arrive que dans les films. En tout cas pas à deux adolescentes en train de s’embrasser sur les marches d’une véranda, au fin fond d’un village de campagne.

Un coup de pied dans les côtes, un autre dans la tête, à l’une, à l’autre. Valse endiablée qui fait craquer les os et jaillir le sang. Des gifles, parfois. Les réactions se font plus molles, les gémissements s’assourdissent. En quelques secondes, la scène romantique s’est muée en tableau de guerre.

Une guerre intime et sans témoin.

Pas une parole, rien que le bruit sec des coups et les cris étouffés. Pas le temps pour les hurlements ou les appels au secours.

Les halètements rauques de Francis couvrent les râles plaintifs des deux filles par terre. Il pourrait tomber d’un coup, ou faire demi-tour pour aller se saouler à mort dans la grange, là où il garde l’alcool qu’il fabrique avec son copain d’enfance, agriculteur aisé, lui aussi. Même boulot, mêmes passions depuis l’école. Mêmes cuites, mêmes équipes, mêmes gonzesses, au lycée.

Au lycée, quand ils avaient l’âge de sa fille. Sa fille qui voulait être vétérinaire pour sauver les animaux, à quatre ans. Qui partait à vélo pour ramasser des mûres, à six ans. Qui avait toujours les meilleures notes en français et passait son temps dans des bouquins, à treize ans. Qui embrassait une autre fille, à seize ans.

Francis les pousse du bout de sa botte en caoutchouc. Elles geignent, l’une et l’autre, mais ne bougent pas vraiment. Francis fait demi-tour. Il va à l’abri où il range ses outils et son matériel. Il prend des chiffons, des tendeurs de vélo, la grosse ficelle qu’il utilise pour sa barrière en bois, dans le potager, et une longue boîte en métal usé. Il revient vers les filles et leur noue les poignets et les chevilles avec la ficelle. Il passe les tendeurs de vélos autour de leurs bras, pour les obliger à les garder le long du corps. Il leur met les chiffons dans la bouche par pure précaution, au cas où elles reviendraient à elles le temps qu’il aille chercher son pick-up. Il se gare dans l’allée, juste devant la terrasse. Il ne regarde pas le skateboard de sa fille appuyé contre le vélo de sa copine, ni les livres de cours posés au pied des marches.

Il se demande si la récolte sera bonne, s’il pourra faire les foins dans les temps. Il a mis de l’engrais dans le potager, ce matin. L’engrais naturel qu’il fabrique d’après la vieille recette miracle de son grand-père. Il la lui avait apprise quand il avait dix ans, et confié l’entretien d’un petit carré au milieu de son grand potager. Un espace où il avait pu planter ce qu’il voulait, à condition qu’il applique les conseils avisés du vieux. Son grand-père avait le plus beau potager du village, une merveille qui pouvait nourrir trois familles. Sa grand-mère faisait des conserves à n’en plus finir, qu’elle donnait aux voisins. Aujourd’hui, sa fille aurait pu leur conseiller de se faire certifier bio, aux grands-parents, et de vendre dans des épiceries pour touristes, par internet, aussi. Mais Francis est moins doué que son grand-père, et sa fille se fout des conserves. Elle veut écrire des livres et partir à Paris. Faire des études et prendre un appart. Après le bac, elle veut entrer à la Sorbonne et ensuite dans un master de création littéraire. Sa fille veut être une artiste. Elle prendra une coloc avec sa copine, pour limiter les frais, et trouvera un petit job. De la traduction, du baby-sitting, des livraisons pour les restos.

Elle veut se coucher tard et aller dans les bars, boire des verres et se perdre dans la nuit, tomber amoureuse et se faire mal aux genoux, croire à des « jamais » et des « toujours », pleurer au petit matin et rêver de séances de dédicaces. Elle veut devenir grande.

Francis l’installe à l’arrière du pick-up, sur la banquette, à côté de l’autre fille. Il pose la boîte à côté d’une bouteille d’eau entamée et d’un bidon d’essence pour la tondeuse qui traînent là, aux pieds du siège passager et démarre.

Il ne croise personne en traversant le village, tout le monde est quelque part. Au bar, au restaurant, à table, sur sa terrasse, dans son jardin. On est vendredi, il fait bon dehors.

Francis roule encore. La nuit s’est installée, maintenant. On ne voit pas à trois pas quand il emprunte le petit chemin de terre, dans la forêt. Un chemin vers un parking de chasse. Il connaît bien cet endroit, il s’y gare avec les autres, quand c’est la saison de tirer le gibier.

Il laisse les phares allumés.

Il ouvre la porte passager, du côté de la brune qui ne bronche pas. Elle respire vite, le bâillon doit l’étouffer un peu, encore plus avec le nez cassé. Il la porte et la pose devant la voiture, puis il va chercher sa fille. Elle a les yeux ouverts, mais garde le regard baissé, comme pour éviter celui de son père. Elle aussi respire vite, saccadé. Elle a du mal à rester consciente, sa tête ballotte par brefs instants avant de se redresser dans un sursaut.

Francis défait les tendeurs autour de leurs bras.

Sa fille semble se réveiller pour de bon, elle essaie de frapper Francis quand il enlève le tendeur, d’un coup de ses poings attachés, direct dans ses dents. Comme alertée par un signal, sa copine lance ses jambes, attachées elles aussi, dans les côtes de Francis.

Il perd l’équilibre, accroupi on est moins stable. Mais on reste plus fort que deux adolescentes à moitié assommées, attachées et diminuées par la douleur de multiples hématomes et fractures. Francis essuie le sang qui coule de ses lèvres d’un revers de la main. Une gifle à chaque fille suffit à calmer toute volonté de rébellion.

Il les traine une par une sur quelques mètres, jusqu’à un arbre devant. Un bon chêne au tronc massif, mais dont deux tendeurs peuvent faire le tour en serrant deux filles inertes.

Elles semblent inconscientes, deux proies terrassées par un prédateur inconnu, une punition divine surgie du plus profond des enfers. Francis pourrait les laisser là, abandonnées au fond d’une forêt où ne passent que de rares promeneurs, des gardes forestiers, des braconniers. On pourrait les découvrir le lendemain comme dans une semaine. Demain, il serait encore possible de les sauver. Dans une semaine, les chances seraient plus qu’infimes. Elles seraient mortes de soif, au bout de trois jours. Sans doute un peu moins à cause de l’eau évacuée par la transpiration, le sang qui coule. Non, dans une semaine, on trouverait deux cadavres dont la décomposition aurait à peine commencé. Peut-être que des animaux seraient venus commencer à grignoter les corps. Il ne faudrait sans doute pas très longtemps, après, pour que les analyses ADN révèlent qui est à l’origine de ce double assassinat. On remonterait vite la piste jusqu’à lui, aucune chance d’échapper à la justice.

Il n’y a plus rien à faire, plus aucune possibilité de demi-tour et de retour à la routine quotidienne.

Le réveil.

Le café au lait.

Le potager.

Les copains.

La pêche.

Le club de rugby.

Les apéros.

L’entreprise.

Les économies.

On ne peut plus revenir en arrière. Francis est coupable de coups et blessures volontaires et de non-assistance à personnes en danger voire de mise en danger de la vie d’autrui. Il est déjà condamné.

Alors, quoi ?

Puisque la sentence est déjà tombée, la loi ne peut plus opérer. En perdant sa liberté, le condamné gagne tous les droits.

Francis a déjà tué les deux jeunes filles. Il est déjà bon pour la perpétuité. Il n’est plus un homme libre, il est un criminel.

Qu’il les achève de ses propres mains ou qu’il les laisse attachées là, il les a assassinées.

Il pourrait encore appeler les secours, encore tenter de les sauver en se dénonçant. Il plaiderait la crise de folie, ça marche bien, ça. Il inventerait un traumatisme d’enfance pour justifier son passage à l’acte. Son portable est dans sa poche, il le sent vibrer.

Sans doute des appels et des messages de sa femme qui s’étonne de ne pas le trouver à la maison, qui s’inquiète des traces de sang sur la terrasse et du désordre au pied des marches. Elle va peut-être appeler la police.

Il a détruit tellement de vies en quelques heures. Il est devenu un monstre qui brise des familles. Presque tout un village, puisque tout le monde se connait un peu. Un drame familial touche par rebond des dizaines de personnes. C’est fou, cette interdépendance.

Personne n’est encore au courant de ce qui s’est passé et pourtant, chaque individu est déjà atteint par le traumatisme, à des degrés différents.

Et Francis est le seul à savoir ça. À savoir qu’il vient de devenir un reportage sur France 2, une enquête de Paris Match, une vedette honteuse, mais une vedette quand même. On va parler de lui à la télévision, dans les journaux, aux comptoirs des bistrots. Des enquêteurs vont émettre des hypothèses, des journalistes vont essayer de tout découvrir sur lui, des psychanalystes vont se pencher sur son cas.

Est-ce qu’il buvait, est-ce qu’il se droguait, est-ce qu’il était violent, est-ce qu’il avait une maîtresse, est-ce qu’il avait été abusé par le curé ou par un oncle, est-ce qu’il payait ses factures dans les temps, est-ce qu’il avait violé ses victimes. Oui, parce que ça serait différent, bien sûr.

Est-ce qu’on fait ça, quelque part, de violer une fille qu’on vient de rouer de coups et d’attacher à un arbre en pleine forêt, de violer sa propre fille à qui on a fait subir le même sort ? Sans doute ce genre de pratique que seul l’être humain est capable d’inventer est-elle en vigueur quelque part.

Mais Francis n’est pas comme ça. Francis retourne à la voiture et revient avec le bidon et la boîte en métal, qu’il pose avant d’aller asperger les filles d’essence. Il allume une cigarette en ouvrant la boîte. Il pose le mégot sur un chiffon imbibé d’essence pour pouvoir charger des cartouches dans le canon du fusil de chasse qu’il tient entre ses mains, et armer le chien.

Le mégot ne suffit pas à enflammer le chiffon. Francis le tend au-dessus de son briquet pour l’aider. Quand la flamme prend, il jette le chiffon entre les deux filles. Il ne faut pas très longtemps pour que le feu gagne l’essence. Les filles se débattent quand elles comprennent ce qui les attend. Des sons aigus s’échappent de leur gorge, autour du bâillon. Leurs corps tressautent.

Elles ne peuvent pas s’échapper et elles le savent. Mais elles essaient quand même.

Francis les regarde, immobile. L’odeur de cheveux carbonisés commence à monter à ses narines, mêlée à celle du tissu brûlé.

C’est au moment où celle de la graisse grillée commence à se dégager dans l’air qu’il épaule son fusil, puis tire. Une fois, deux fois. À cette distance, un chasseur chevronné ne rate pas sa cible.

Francis verse le contenu de la bouteille d’eau autour de l’arbre pour ne pas que le feu ne gagne trop les fougères autour. Avec l’humidité dans l’air, il y a peu de risques.

Il retourne au pick-up, fait marche arrière.

Sur la route en sens inverse, il roule plus vite, très vite même. Toujours personne dans cette nuit épaisse qui défile sous ses phares.

Quand il arrive chez lui, il voit de la lumière dans le salon. De l’agitation. Il se gare dans l’allée, juste devant la véranda et saute du pick-up. Il devine qu’on l’a entendu, ça remue dans la maison.

Francis est descendu de la voiture avec son fusil. Il reste une cartouche dedans. Celle qu’il se tire dans la tête au moment où sa femme ouvre la porte qui donne sur la terrasse où les bouteilles de bière renversées sont toujours par terre dans la cendre des mégots écrasés.





Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 5 - Kill'Em all





Nouvelle N° 5

Kill 'Em All

« Il y a dans la vie de chacun un moment où il faut choisir de fuir ou de résister. »
Contes de la folie ordinaire — Charles Bukowski






Casque sur les oreilles, j’écoute les Guns N’ Roses, me passe Sweet Child o' Mine en boucle, profite d’un moment de calme après cette journée de démente, gravée comme l’une des plus intenses, l’après-midi parfaite, des souvenirs plein la tête.
Coup d’œil à l’écran d’affichage. Prochain RER annoncé à 23 h 45. 10 minutes de retard. Quelques rares voyageurs sur le quai. Un couple de bobos, deux ou trois mecs encostardés, des jeunes seuls. Je traîne devant la vitrine du relais presse, m’attarde sur les couvertures de la presse people et cinoche. Cécile de France dans le film Haute tension et l’affiche du prochain Tarantino, Kill Bill. Uma Thurman agressée le jour de son mariage, laissée pour morte qui se lance dans une vendetta, bien décidée à se faire justice. Je reste un moment devant la vitrine, la force de l’habitude, cette routine qui guide nos pas puis escale au distributeur pour m’offrir un mars et un Coca avant de monter dans le train. Wagon quasi désert. Une dizaine de personnes à tout casser. Regard rapide à l’étage. Pas beaucoup plus.
Dans le carré de 4 places à côté des chiottes, odeur de beuh et canettes de Kro par terre.
Dans mes oreilles, Axl Rose laisse place à James Hetfield. Metallica, fil rouge de ma journée.
Je m’installe en haut, ferme les yeux, laisse défiler les images de ma journée. D’abord les rumeurs, puis l’appel de Mika hystérique : « J’ai un plan ». Tu parles c’est carrément le plan du siècle ! Des places, précieux sésame, par son daron qui bosse chez Virgin. Trois concerts programmés sur la journée. Je sèche la fac pour en être. Rendez-vous 13 heures à La Boule noire. Premier show époustouflant. 300 chevelus excités dans une fosse minuscule. Ambiance torride et électrique. Les Four Horsemen de Metallica alignent tubes et riffs avec la rage des débuts. Le ton de la journée est donné. 18 heures, on fonce au Bataclan. Deuxième concert dans l’euphorie. Sur scène, les Californiens ne donnent pas l’impression d’avoir déjà donné un concert deux heures plus tôt. Un set mémorable. Le troisième concert du quatuor est prévu au Trabendo à 22 h. Mika insiste pour que l’on se fasse la trilogie. Je suis rincée, dois attraper le dernier RER. Et je le vois venir lorsqu’il me parle d’un chouette plan à trois, lui, moi et une bouteille de Jack. Je sais surtout comment tout cela va se terminer.
Quelqu’un me secoue le bras, coupe le fil de mes pensées. Je retire mes écouteurs et lève les yeux.
Une voix demande, insiste :
— Hé ho, ça va ?
Je reprends soudain pied dans la réalité. Plantés devant moi, trois mecs en jogging Adidas full zip et casquette, aussi pathétiques que les membres d’un groupe RAP sur la pochette d’un CD. Un trio improbable : le gros lard doit avoisiner le quintal, le grand maigrichon cradingue et le plus jeune plafonne à un mètre soixante-cinq. Même à cette distance, leur transpiration et leur haleine alcoolisées de sacs à bière me piquent le nez. C’est le plus gros qui me rend mal à l’aise, promenant ses yeux brillants d’excitation malsaine sur moi. Je regrette de porter un t-shirt trop court pour couvrir le piercing de mon nombril.
— T’as une clope, boucle d’Or ?
Le plus jeune enchaîne :
— Et elle s’appelle comment cette petite taspé ?
Mon cerveau fonctionne à la vitesse de la lumière. Début d’un moment de panique. Je m’étrangle, bredouille :
— Comment ?
— Ton prénom ?
Je dois répondre, ne pas les contrarier. Pas le moment de jouer les rebelles. Regard paniqué sur le wagon quasi désert. Un petit chauve en costard, occupé à faire semblant de dormir. Un geek à lunettes, planqué derrière l’écran de son ordinateur portable.
— Jennifer… Je m’appelle Jennifer.
— C’est mignon tout plein ça, Jennifer.
Il pose sa main tachée de nicotine sur ma jambe, secoue sa bouteille de Vodka devant mon visage, me fixe avec des yeux de charognard.
— Et elle a soif, Jennifer ?
Je secoue la tête. Celui-là c’est vraiment le top de la sale gueule avec ses longues mèches de cheveux gras, son visage constellé de cicatrices de varicelle et ses ratiches jaunes et pourries.
— Je suis fatiguée, j’ai eu une grosse journée et…
Pas le temps de finir ma phrase. Je me prends une petite baffe. Sans comprendre pourquoi. Le grand, si maigrichon qui doit rayer la baignoire, me regarde avec des yeux fous. Il arrache la vodka des mains de son pote, se jette sur moi, m’empoigne la gorge. Les doigts serrés sur mon cou, visage collé au mien, il crache :
— Ta maman ne t’a jamais dit que ça ne se fait pas de dire non quand un gentleman te propose un verre ?
Il m’ouvre la bouche avec violence, m’enfonce la bouteille. Je sens des doigts crades dans ma bouche, l’alcool déborde, me brûle la gorge. Je manque de m’étouffer. Je me débats, parviens à repousser sa main. Je lui balance un coup de pied bien placé dans le genou. Râle de douleur, yeux exorbités :
— Tu ne fais plus jamais ça ou je t’encule à sec !
La panique à son paroxysme. J’essaye d’attraper mon portable, il me l’arrache des mains, casse le clapet :
— Je déteste ces putains de Nokia.
Il s’empare de mon sac, renverse son contenu sur le sol. La violence monte d’un cran devant l’indifférence des rares passagers. À nouveau, il essaye de me faire boire. Je suffoque, manque de vomir, ravale un torrent de larmes.
— Oh, putain, t’as un piercing sur la langue ! Je ne me suis jamais fait sucer par une fille avec un piercing sur la langue.
Ils me poussent dans l’allée. Je suis sur le sol, proie d’une bande et de leur sauvagerie sexuelle. Il faut que je me reprenne, que je leur montre que je n’ai pas peur :
— Parce que tu t’es déjà fait sucer ? J’ai plutôt l’impression que tu n’es qu’un petit puceau.
Il me frappe, sans pitié, jusqu’à ce que je n’aie plus la force de réagir. Comme percutée par un missile Tomahawk. Au-dessus, les deux autres se poilent. Le maigrichon au gros :
— Comment elle sait que c’est une couille molle de puceau ?
— C’est marqué sur sa gueule !
Ils se poilent. Je prends conscience de la réalité de ma situation. Le gros me balance des coups, m’obligeant à écarter les jambes. Je ferme les yeux un instant, tente de ne pas m’évanouir. Gras-double empoigne le plus jeune par l’épaule, le tire vers moi :
— Tu veux devenir un vrai mec ?
— Pas ce soir. Pas comme ça.
— Tu déconnes ? C’est une occas » en or.
— Pas comme ça, j’ai dit
— Et moi je dis que tu vas baiser cette petite pute camée !
— Je ne peux pas ! J’ai un affreux pressentiment.
— Un pressentiment qui t’empêche de bander ?
Ils se tapent des barres de rire.
J’ai un sursaut, fais un mouvement en arrière.
— Hop Hop Hop… Reste avec nous, Boucle D’or !
Il m’agrippe les cheveux, me retourne et me plaque contre le sol. Souffle coupé par le choc. Douleur qui me transperce. Sa main aussi grosse qu’un jambon m’attrape le bras, me tire contre lui. Une peur glaçante m’enveloppe le cœur. J’hurle. Au plus profond de moi, j’espère une aide. Personne ne fait le moindre geste pour venir à mon secours, tirer l’alarme. Pourquoi une telle lâcheté ? Ils sont bien là, pas loin, à côté, en dessous, impassibles.
Le maigrichon essaie de me couvrir la bouche. Je donne des coups de pieds, me débats dans tous les sens. Des mains me prennent les cuisses, me forcent à les ouvrir. L’un des types s’assoit sur mon visage. Je sens un autre s’enfoncer en moi, me souiller. D’abord un, puis chacun leur tour, prenant la relève avec frénésie.
*
Enfin j’ouvre les yeux. Mon cauchemar est terminé. Enfin, ces déchets de l’humanité ont fini par se désintéresser de moi. Je ne sais pas dire combien de temps tout cela a duré. J’ai crié. Je sais que j’ai crié. De toutes mes forces. Mes appels à l’aide ne sont pas restés enfermés dans ma poitrine. Personne n’a bougé. C’est comme ça, plus il y a de témoins, moins il y a de chance que quelqu’un intervienne. Chacun pensant que quelqu’un du groupe va intervenir.
Le train est immobile, tout autour de moi est silencieux. Terminus du RER. Je me redresse trop vite, le wagon tournoie. Peur de m’évanouir, de perdre encore connaissance. Mais tout s’apaise.
Je ramasse mon lecteur MP3 et mon téléphone. Impossible de mettre la main sur mon putain de casque audio et le reste de mes affaires. Je le cherche, m’énerve. Je suis humiliée, saccagée, détruite et m’obstine à retrouver les objets qui me sont chers, qui me rassurent. Ils ont fouillé, volé quelques trucs. Ma pièce d’identité est posée le long de la vitre du train. Mon sachet d’herbe à disparu. Goût de rouille dans la bouche. Il y a du sang sur moi. J’ai du sang partout. Je parviens à atteindre les toilettes du rez-de-chaussée. La puanteur, l’odeur de pisse me prend à la gorge. Souffle coupé, douleur au plexus. Je me passe de l’eau sur le visage, n’ose pas me regarder dans le miroir, sens monter une pulsion de violence. Malgré le traumatisme, un désir de vengeance me ronge les tripes. Un voile de sang bouillonnant obscurcit ma vision.
Dehors, la pluie tombe avec une férocité biblique. Ils sont là, les trois, sur le quai, à l’abri des trombes d’eau. Ça rigole comme si rien ne venait de se passer. Tout est si tranquille, si calme et réel que mes larmes s’arrêtent d’un coup. Étrange sensation de déjà vu, de déjà vécu. Je me sens dans une sorte d’état second. Rien de tout cela ne me semble réel.
Le groupe se sépare. Je n’attendais que ça. Je suis sans pitié et sans scrupule, mais j’ai oublié d’être conne. Je dois y aller maintenant. Je pense à ce que ma mère ne cesse de répéter : fais aujourd’hui ce que tu dois faire, Dieu se chargera de demain.
Je descends sur le quai. Je sais que le poste de Police n’est qu’à une centaine de mètres. Quelques pas et j’y suis. Des paroles entendues à la fac me reviennent. La dilution de responsabilité. L’effet témoin. Les mythes du viol. La moquerie. La victime de viol culpabilisant pour ses actions ou tenues soi-disant inadéquates. « Tu l’as bien cherché ! » « Tu n’avais qu’à pas t‘habiller aussi sexy ! » Je pense à tout ça quand j’aperçois l’un de mes violeurs, larve abjecte, venir dans ma direction. Je me tapis dans l’ombre, le regarde passer sans me voir. Le plus jeune. Quinze ou seize ans. Grand max. Encore un pas en arrière. Ma main trouve la poignée d’une porte ouverte derrière moi. Je recule à l’intérieur de la pièce sombre. Du matériel de nettoyage, quelques outils. Au hasard, j’attrape un balai. Je fouille dans mon MP3, cherche une chanson violente pour me donner du courage, pour fermer la gueule à l’impression d’avoir perdu une bataille avant même d’avoir commencé à me battre. Je m’arrête sur la ligne de basse de The Trooper d’Iron Maiden. Dans un flash, je vois le type couché sur moi. J’entends leurs injures. Loin dans le brouillard. Je sais que ces images me hanteront bien des années. Je serre fort le manche à balai. Un flot d’adrénaline se répand en moi. L’instinct sur pilote automatique, je fonce, vise la tête, mets toute ma rage dans mon coup. Un bruit mat qui le propulse contre un véhicule garé le long de la voie ferrée. Son crâne heurte la tôle, il s’écroule.
Toujours viser la tête. La semaine dernière j’ai vu le film 28 Jours plus tard au cinoche. Ce qui marche avec les zombies marche avec les violeurs. J’aurais pu aussi jouer la carte du coup dans les couilles. Question d’opportunité et de taille de l’ennemi.
Après quelques secondes il parvient à se redresser :
— Toi !
Les yeux lui sortent presque de la tête.
— Qu’est-ce que tu me veux, sale pute ?
— Tu ne vois pas ce que je veux ?
Rase-bitume tente de se mettre debout. Ça dodeline sévère. Il se passe une main sur le haut du crâne, regarde le sang sur ses doigts. Beaucoup de sang d’ailleurs.
— Qu’est-ce que tu m’as fait!
— Pas besoin de sortir de Harvard pour deviner.
Ses yeux se révulsent. La sueur dégouline dans mon dos. Plus rien n’a de sens. Nous avons inversé les rôles.
— J’ai besoin d’aide, merde !
— Besoin d’aide ? BESOIN D’AIDE ?
Mon rire part dans les aigus. De nouveau un pas en avant.
Son regard me fixe.
— Je n’ai rien à voir dans tout ça, ok ? Je n’étais qu’un simple voyageur. Un putain de simple voyageur !
— Un putain de simple voyageur, tu déconnes ? T’es carrément un héros mec ! T’es venu m’aider quand tes potes me violaient ?
Je vois bien dans son regard qu’il sent tenir là sa dernière chance. Ce sac à merde en rajoute :
— Ouais c’est ça, je suis venu t’aider.
Je fais mine de réfléchir. Ses yeux perdent leur fixité démente.
— Tu as débarqué à quel moment ? Avant que le deuxième me viole ou après ?
— Avant ! Je suis intervenu avant ! J’ai essayé de les empêcher !
Je balance mon morceau de balais.
— Tu ne pouvais pas me le dire avant que je te frappe ?
Il bafouille, ne semble pas y croire, ni entendre le sarcasme dans ma voix. J’entrevois même une lueur d’espoir s’allumer dans ses yeux. Dans les profondeurs de ma poche, j’attrape mon trousseau de clés. Rase-bitume se rue sur moi, j’encaisse de plein fouet la violence du choc, mais d’un coup sec et rapide, je lui plante ma clé dans la carotide. Il porte la main à son cou, au ralenti, vacille comme un putain de poivrot, puis tombe et roule dans le caniveau. Mon estomac se retourne. La nausée me prend à la gorge, me brûle les entrailles comme de l’alcool sur une plaie à vif.
L’instant d’après, je respire à pleins poumons.
Je suis en pleine forme, vivante.
Tremblante mais vivante.
Je traverse la place devant la gare routière, évite les flaques. Un soiffard squelettique titube sous l’arrêt de bus. Je m’arrête, ramasse une bouteille de Heineken vide au pied du clodo.
Les deux autres n’ont pas bougé, espérant l’accalmie. Je pense à ce qu’ils ont fait, à ce qu’ils m’ont fait subir.
Ça y est, ça se sépare. Le maigrichon dit bye-bye au gros et part en cavalant sous des trombes d’eau. Je suis à dix mètres de ce résidu de fausse couche quand il s’arrête à la porte d’un immeuble. Je remonte ma capuche et cours m’abriter à ses côtés. Je tripote mes clés comme si je rentrais chez moi. La serrure bourdonne, il s’apprête à entrer dans le hall quand j’explose la Heineken juste derrière son oreille. Impression que son crâne éclate sous le choc. Il tombe en avant, parvient malgré tout à faire volte-face. Je plonge de toutes mes forces la moitié de la bouteille qu’il me reste dans l’œil droit de cette raclure. Hurlement écœurant dans sa gorge. Il s’écroule en arrière, son corps s’agite, un flot de sang coule comme un robinet ouvert par le cul de la bouteille.
Next.
Pelouse envahie de mauvaise herbe, de vieilles mobylettes et tout un bric-à-brac de jardinage. Une fois encore, je m’empare du premier outil qui me tombe sous la main. J’arrive juste à temps pour voir gras-double monter les marches devant la porte d’entrée d’un pavillon.
— Hé mec !
Il se retourne, vient vers moi. C’est le plus bourré des trois. Le pire de la bande.
Petit ricanement aviné :
— Mais c’est cette petite salope de Jennifer ! Qu’est-ce que tu viens faire là ?
Il titube en s’approchant, déboutonne son jean :
— Tu n’en as pas eu assez tout à l’heure ? T’en redemandes ?
Je lève le bras, imagine déjà les dents du râteau planté dans son crâne avant de porter le coup fatal. Le bruit sordide que fait le choc contre sa tempe, la façon dont il s’écroule me convainc que lui aussi n’est pas près de se révéler. Quelques gémissements. Ça pisse le sang.
Je le contourne, sors de ma transe.
Je marche sous la pluie.
Je prends conscience des derniers événements, pense à ce que ces raclures m’ont fait subir.
La vie est semée d’atrocités que nous ne parvenons pas toujours à éviter.
Je sais que le traumatisme restera en moi.
Que le reste de ma vie ne sera plus comme avant.
Que je me sentirais dans un état de danger permanent.
Que ma confiance envers les hommes est détruite.
Même si je sais que ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais.


Que ce sont les choses que certains font qui sont impardonnables.


mercredi 18 octobre 2017

Salon - Festival sans nom - Mulhouse 2017


Festival sans nom - 2017





Cette année le Festival sans nom se déroulera les 21 et 22 octobre 2017 à la Société Industrielle de Mulhouse (la SIM pour les fanas d'acronyme).

Outre les rencontres avec les auteurs en dédicaces, vous pourrez assister  à de nombreuses tables rondes, interviews, atelier d’écriture..., le programme complet c'est par ici.

Pour la première fois, le salon se dote d'un prix littéraire, pour les romans en lice et la composition du jury, n'hésitez pas, suivez ce lien.

Alors je ne sais pas vous, mais avec ce programme je ne peux que me rendre à Mulhouse pour participer à cette fête du polar. D'autant plus que j'y retrouverai de nombreux amis, lecteurs et blogueurs.

Vous n'êtes toujours pas convaincus ? Alors laissons le parrain de cette édition vous en parler et vous convaincre de vous déplacer.







Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 4 - Le 18h43



Nouvelle N° 4

Le 18h43




Pour l’instant il dort. Sonné. Repu. Protégé par l’oubli.

Peut-être même qu’il rêve.

Je l’observe. Ça fait vingt minutes. Il n’a pas bougé.

Un peu de bave a séché au coin de sa bouche, rosie par ce filet de sang généreusement jailli de ses narines.

La jeunesse est si facilement impressionnable. La peur a suffi. Coagulation en alerte ! L’épistaxis était à prévoir.

D’accord, le coup de pelle l’a bien achevé, pourtant, je n’ai plus la main aussi lourde.

Les mômes d’aujourd’hui sont trop friables. À peine plus denses qu’une motte de terre sèche. Des copeaux de misère qu’un pet d’oisillon suffit à envoyer valser.

Ceux de la ville surtout.

Ils arrivent par le train de 10 h 7, le cœur asphyxié de goudron. Ils courent cent mètres, respirent une pleine goulée d’air et aussitôt ils sont soûls.

Les grands espaces leur tombent dessus comme un tsunami d’émotions. Ils s’ébattent, se croient libres, jappent, sautent, s’enhardissent et, d’un seul coup, ils flageolent.

L’air d’ici leur arrache les poumons, force leurs petits alvéoles à se décrasser et la fatigue les prend tels que, dans une respiration têtue.

Ils s’écroulent sur eux-mêmes, un peu étonnés, la tête dans le ciel et là, c’est le coup de massue. Suffit que l’herbe soit bien moelleuse, du duvet de nouveau-né, et c’est comme si le ventre de la terre d’un coup les absorbait ou les rétrécissait. Ils plantent leurs mirettes dans le grand plafond bleu et, hop, ça finit de les emporter.

D’un côté, ils sont comme sertis au sol, de l’autre, comme aspirés par l’immensité.

Ils ont beau avoir de grands parcs, là-bas à Paris, y a bien qu’ici qu’ils connaîtront ça.

Et pas que les mômes. J’en ai vu des bonshommes, des costauds, tout aussi figés dans la béatitude qu’à leur première branlette.

Jusqu’à maintenant je les observais. Silencieux. Curieux.

Je connais par cœur leur terrain de jeux. C’était le mien, il y a longtemps. Avant que la ligne de chemin de fer ne vienne le couper en deux.

À cette époque, je ne me rendais pas compte. C’était le paradis mais je ne le savais pas.

Il m’a fallu grandir. Voir mon père perdre le peu qu’il possédait. Ma mère rapetisser. Leur couple se fendre à mesure que s’étiolaient leurs rêves.

Ils n’avaient connu que ce bout du monde. Cette plaine sans limites. Ces herbes sauvages. Ce toit bleu qui parfois grondait et dégorgeait son fiel mais qui toujours finissait par renaître.

Avant la ligne de chemin de fer. Avant que l’on rase leur maison. Qu’ils soient chassés. Acculés à rejoindre le bourg.

Avant. Il y a longtemps.

Deux générations sont passées depuis. Moi. Et mon fils.

Tout le monde est parti.

La gare est restée.

Une fois par an, chaque été, elle déverse son quota de touristes.

Beaucoup de familles et donc de gamins.

Ils viennent pour le lac. Artificiel.

La nature. Apprivoisée.

Le grand air. Poissé de leurs rires criards.

Paraît que ça leur fait du bien.

La plupart n’ont jamais vu de vache ailleurs que sur un paquet de lait ou une tablette de chocolat. Alors y a des navettes. Qui les acheminent vers la seule ferme encore en activité. Laquelle garantit ses produits frais. 100 % bio.

Celle où travaillaient mon père, ma mère et les générations précédentes.

Mais pas moi. À l’âge où j’aurais pu et dû prendre la relève, mes parents vivaient déjà à la ville.

J’ai grandi un pied dans la bouse, l’autre dans le béton. Aujourd’hui encore, je ne sais pas lequel des deux a fait de moi ce que je suis devenu : un vieillard aigri.

Qui revient chaque été.

Qui attend.

J’ai un cabanon dans la parcelle de bois au nord du lac. Une remise qui sert au garde forestier onze mois sur douze. Ce qu’il reste de l’atelier paternel. Personne ne sait que j’y vis quinze jours par an. C’est une zone protégée. Interdit de pénétrer.

De là, je surveille la débandade estivale.

Je compte les gamins. Cette fois-ci, ils sont vingt-deux.

Comme aujourd’hui, le 22 août.

Hasard ou coïncidence ! C’est la première fois que ça arrive. Il n’y en aura pas de seconde.

Brave jeunesse qui pense tout connaître. Quand elle croit avoir tout à gagner, elle ne sait pas encore que nous, nous n’avons plus rien à perdre.

Nous, les vieux. Moi, l’ancien.

Il m’en aura fallu du temps. De longues années. Toutes de trop.

Ce fut pourtant simple.

Attendre qu’ils s’éparpillent, que l’un d’eux s’éloigne, à peine, j’arrive tout tremblotant, en sueur, je demande de l’aide, l’œil humide, d’une voix affaiblie.

Pas difficile en fait.

À croire qu’on ne leur apprend rien à ces petits gars des villes. Même pas à se méfier !

Il ne m’en fallait qu’un et je l’ai eu.

Je l’observe et j’ai un doute.

Quarante minutes à présent qu’il gît là, sur le plancher de la remise. Étendu comme il est tombé, sa face d’ange contre bois, après que je lui ai filé un coup de pelle alors qu’il allait crier en se retrouvant face à face avec Léon.

Léon, c’est une mygale. Une Aphonopelma chalcodes plus précisément. Pas des plus dangereuses, non, mais avec une faculté de bombardement assez impressionnante.

Une seule de ses projections de soies urticantes et vous êtes bons pour vous plonger le crâne dans un gros baquet d’eau. Avec le souvenir d’une glue vivace longtemps collée à la peau.

Six mois que j’essaie de l’apprivoiser. En vain. Comme toutes ses congénères depuis 33 ans. Depuis mon fils. À chaque fois, elles se planquent, bien à l’abri dans leurs terrariums. Ce sont des solitaires, comme moi, et je sais bien ce que la solitude peut creuser dans le fond du ciboulot.

Moi aussi, j’ai des envies de bombardement, des humeurs à soulager.

Le gamin va devoir s’y faire. Parce que le plus dangereux des deux n’est pas celui qu’on croit.

Dans mon terrarium à moi, aucune vitre ne fait barrage.

Suis ici chez moi.

Et l’intrus, c’est lui. Eux. Ces gosses et leurs parents. Le train et la ligne de chemin de fer. Le trou qu’ils ont fait dans la vie de ma famille. L’absence. L’oubli.

La mort.

Qui ôte toutes les bonnes raisons de vivre et te force à admettre que tu n’as plus rien à perdre.

Ce gosse est un hasard. Je ne l’ai pas choisi. Il est venu tout seul.

Y pourront dire ce qu’ils veulent. S’il est venu, c’est qu’au fond de lui, il savait. On le sait toujours quand l’heure vient. C’est fugace, on ne sait pas comment, on le ressent et nos pas nous mènent là où nous devons être.

C’est bien ce qu’ils ont essayé de me faire gober à moi.

Il n’est pas bien gros, plutôt petit. Un poids léger qui arrange bien mon affaire.

Voilà qu’il émerge. Il est temps. Suis sûr que ça s’affole déjà à l’extérieur.

Le compte à rebours est lancé. Ils vont venir. Tout doit être prêt.

Le 18 h 43 est toujours à l’heure.

Il me regarde avec des yeux affolés. Je lui ai saturé la bouche de coton et l’ai scotchée avec du gros Chatterton trouvé sur une étagère. Heureusement d’ailleurs car, dans ce que je m’apprête à faire, rien n’a été prémédité. Sans cette aubaine, il aurait déjà couiné comme un bébé phoque en train de glisser sur sa banquise à la recherche de sa maman.

Je ne sais pas ce que le phoque fait dans mon histoire. Sûrement sa truffe noire de poussière et ses deux billes sombres qui battent des cils à la cadence d’un marteau-piqueur.

C’est fou ce que ce gamin est expressif.

Il s’en faut de peu que je lui rallonge un coup de pelle. Est-ce que je couine, moi ?

Qui peut dire qu’il m’a entendu me plaindre une seule fois ? Qui ?

Qu’est-ce qu’il croit ? Que ses trombes d’eau qui lui sortent maintenant de partout vont m’apitoyer ?

Je le répète, je n’ai plus rien à perdre.

Tout a commencé ici et doit finir ici.

J’y suis né et j’y mourrai. Une partie du gamin avec moi.

Aucune raison que ça se passe autrement. Pas aujourd’hui.

Des années que je me plante là à ronger mon frein. À les regarder s’ébattre sans vergogne sur ce que fut mon enfance. À cause de cette foutue ligne de chemin de fer qui m’a emporté ailleurs. Et, des années plus tard, ma descendance.

Mon fils. Coupé en deux lui aussi. Ici même. Un 22 août.

Il n’y a que le vélo qu’on a retrouvé intact. Le reste n’était que bouillie. Deux cents tonnes, c’est du lourd quand on a 12 ans. Il avait le même âge que moi quand l’exil nous a court-circuité l’avenir.

Tout ça pour quoi ? Qui ?

Une bande de touristes inconscients. Sacrilèges. Blasphémateurs.

Il est temps de leur passer l’envie.

Zone sinistrée. À jamais. Pour toujours. Pour tout le monde.

Le gamin sera mon témoin.

Je vais l’asseoir contre l’arbre. Celui-là même où on a retrouvé la cervelle de mon fiston après qu’il fut décapité.

Trois tours de corde afin qu’il ne bouge pas, et le train de 18 h 43 restera gravé dans sa mémoire. C’est peu cher payé, je trouve.

Je vais m’allonger pour toujours, Léon à mes côtés.

Léon, c’était aussi le nom de mon fils.

J’espère qu’ils comprendront.

Le garde forestier saura leur expliquer. Il sait lui. Il m’a connu.



Avant que j’attrape la folie et que j’aie, comme ils disent, une araignée dans le plafond.

samedi 7 octobre 2017

Faîtes vos jeux ! - La chance du perdant - Christophe Guillaumot - Liana Levi







Renato le grand Kanak et Six son capitaine et ami sont  de retour, après une mise au placard par leur hiérarchie dans la section "courses et jeux". Leur équipe augmentée de recrues atypiques, va, suite à un suicide étrange, plonger dans le milieu des jeux clandestins. A essayer de faire tomber le "parrain" Toulousain vont-ils se brûler les ailes? 


Après la première enquête de ce duo dans Abattez les grands arbres, ici nous découvrons un peu plus l'âme de chacun. Avec "La chance du perdant" Christophe Guillaumot revient sur des personnages tout en nuance, laissant la part belle à l'intime. Un polar glissant vers l'Humain, ses qualités et ses défauts, ses doutes et ses convictions, entre lumière et obscurité.

Renato est un géant foncièrement honnête et avide de justice, mais attention à ne pas ne lui barrer pas le chemin, ou alors vous aurez droit à une "gifle amicale", en revanche si vous êtes dans ses petits papiers ne vous étonnez pas de l'entendre vous appeler à tout va "gros chameau".
Six, quant à lui glisse sur une pente bien plus sombre que ce que laissait présager le premier opus. Entre culpabilité et noirceur, voilà un protagoniste qui prend de l'épaisseur. 
Suivre à nouveau leurs aventures est réjouissant. Le twist de la fin est un pur régal.





jeudi 5 octobre 2017

Trophée Anonym'us 2018 - Les mots sans les noms - Nouvelle N° 2 - Case management




Nouvelle N° 2

Case management



On s’était donné rendez-vous sur la terrasse du Grütli. Je l’ai trouvé voûté devant une bière, pâle et poché, penaud de mine, creusé de joue et l’œil vitreux. Plus aucune trace de la lueur d’espièglerie qui y flottait encore voici peu. Les traits amers et vieillis par la rancœur. Un crève-cœur. Le pantalon fatigué et la chemise fripée. Et lui flottant dedans tout amaigri. Lui si peu fait pour le travail maintenant dévasté par ces quelques mois de chômage. Après un instant d’hésitation, je lui ai tendu la joue et il m’a embrassée comme si de rien n’était. 

- Je te demande pardon, Denis. J’ai été au-dessous de tout. 

- T’y peux rien. On s’est laissé prendre dans un engrenage. 

- Je suis contente que notre amitié ait survécu. 

Il m’a jeté un regard de naufragé avant de diluer son émotion dans une gorgée de bière. Sa main tremblait comme celle d’un ivrogne. 

- C’est tout ce qui me reste. 

Une grosse boule s’est formée dans ma gorge. Le serveur venait de nous apporter la carte. J’ai senti que je ne pourrais rien avaler. 

- T’as envie de quoi ? 

- D’un plat qui se mange froid. 

On s’est longuement dévisagés. Comme deux vieux amis qui se connaissent par cœur. Qui s’entendent à demi-mot. Et d’un hochement de tête, on a scellé un pacte. Notre serment du Grütli. 



Quelques mois plus tôt, dans la festive dissonance de carnaval, on s’empiffrait avec les autres membres du service, on trinquait à la santé d’Hubert, chacun son tour prenait la parole pour relater une anecdote représentative de la bonne entente au sein de l'équipe. On noyait dans le champagne le regret de voir partir à la retraite ce chef si populaire qui n’avait jamais eu à user de son autorité pour nous motiver à donner le meilleur de nous-mêmes. Après plus de vingt ans de collaboration et d’amitié, ce repas d’adieux avait un goût de larmes. Prises par l’émotion, les voix déraillaient autant que les guggenmusik. J’aurais dû y voir un signe. 

Hubert était déjà un pilier de l’entreprise quand j’avais été embauchée. C’était mon premier emploi, mon premier chef, quand j’ignorais quelque chose, il mettait cette lacune sur le compte de ma jeunesse. Il soulignait nos compétences, occultait nos erreurs, entretenait l’esprit d’équipe en nous rassemblant chaque fois que l’un de nous fêtait son anniversaire. Il savait mieux que personne désamorcer les tensions et prêter une oreille patiente à nos doléances. Plus qu’un chef, c’était un confident. La fois où je me suis plainte du peu de productivité de Denis, Hubert a trouvé les mots pour me réconforter : 

- Chacun à sa manière contribue à la bonne marche de l’entreprise. L’un par son efficacité, l’autre par son entregent. Chacun son talent. Le plus fort a besoin du plus faible pour exprimer son plein potentiel. Comme les briques ont besoin du ciment. 

Depuis cette conversation, j’ai considéré Denis comme un défi spirituel. Et l’amitié que mon sympathique collègue m’avais d’emblée inspirée ne s’est plus encombrée d’aucun reproche. 



Malgré mes a priori négatifs et la conviction que personne ne saurait être à la hauteur d’Hubert, il faut bien reconnaître que notre nouvelle cheffe est plutôt sympa. Elle a déboulé début mars avec le dynamisme de ses trente ans. L’intérêt qu’elle témoigne à ses collaborateurs et à leurs activités extra-professionnelles la rend immédiatement populaire. Très vite, nous nous retrouvons à parler littérature. 

- Ainsi donc, j’ai le privilège de connaître une écrivaine ! 

Cette vision des choses me flatte venant de quelqu'un de nettement plus jeune et déjà plus haut placée que moi. Louisa adore lire, de même qu’elle partage la passion du shiatsu avec la secrétaire de notre service, discute volontiers football et échecs avec le comptable et échange des astuces de jardinage avec la chargée de communication. Elle s’intéresse même à l’étrange dada de Denis, passé maître dans l’art de manier les automates munis d'une pince au bout d’un bras articulé. Alors que la plupart des gens qui introduisent une pièce dans la machine reviennent bredouilles, mon collègue arrive systématiquement à capturer la peluche de son choix. Un exploit d'autant plus saisissant que les lots en question ne sont plus entassés dans un caisson, mais disposés sur un tapis roulant. Denis passe ses pauses de midi à faire coïncider la vitesse de chute de la pince et la vitesse de rotation des peluches. Il revient au bureau les bras chargés de doudous acquis pour un franc qu’il distribue à tous les étages de l’entreprise. 

- C’est donc votre amour des mots qui vous a conduite à la traduction ? 

Je confirme mon attachement à la langue de Molière et comme il m’importe que le texte ait l’air d’avoir été pensé en français, mais aussi ma passion pour les particularités de chaque langue, la manière dont l'une éclaire l’autre. 

- Ceux qui massacrent le français, je pourrais les tuer ! 

Elle sourit de ma fougue et je sens une complicité se nouer. Quel soulagement d’être si bien tombée, alors qu’on entend tant d'horreurs au sujet des relations professionnelles ! 



À mon niveau de notoriété, tout livre vendu est source de joie et chaque personne qui se rend à l’une de mes séances de dédicaces m’inspire une reconnaissance durable. Quand il s’agit en plus de ma nouvelle cheffe, qu’elle m’achète directement trois exemplaires et parle d’en placer un en évidence à la cafétéria, j’en viens à me dire que je n’ai pas perdu au change par rapport à l’ère Hubert. Tandis que j’essaie d’attirer d’autres clients, elle s’immerge dans mon univers. À la fin du temps imparti aux signatures, elle est toujours assise dans un coin de la librairie, à tourner les pages. 

- Quelle imagination ! C’est passionnant. 

Je rougis, bafouille, la remercie de sa disponibilité. 

- T’as fini, je te ramène ? Oh pardon, ça ne te dérange pas qu’on se tutoie ? 

J’acquiesce, débordante de contentement. Le printemps commence décidément sous les meilleurs auspices. Louisa pilote une petite Renault alpine chic et sport. Je la félicite de ce choix qui lui correspond si bien. Elle semble apprécier le compliment, me relaie à son tour de tous les éloges qu’elle a entendus au sujet du professionnalisme et de l’efficacité du tandem de traducteurs. Je me rengorge, m’abstiens de relever que Denis n’y est pas pour grand-chose. 



J’accueille mon collègue avec un regard accusateur, suivi d’un coup d’œil appuyé sur l’horloge. Denis me salue comme si de rien n’était, allume son ordinateur d’un geste nonchalant, vient aux nouvelles : 

- T’as eu du monde à ta séance de dédicaces ? 

- On en parlera à la pause, je lui rétorque. 

- Tiens, elle est pour toi, celle-là. 

Il me tend une de ces foutues peluches que je repousse avec irritation. 

- J’en ai déjà deux ; je ne vais pas les collectionner. 

- Elle m’a tout de suite fait penser à toi. Le même petit air austère, un peu renfrogné. Je me suis dit : celle-là, il me la faut. Pour Stéphanie. 

Je soupire. Le bruit d’un jeu vidéo exacerbe mon agacement. 

- Tu sais que ça fait presque deux heures que je bosse ? 

- Alors tu dois avoir besoin d’un café. Je t’accompagne ? Je me demande ce qu’ils ont mis comme poisson d’avril dans le journal. 

Je suis sur le point de lâcher une salve de reproches quand Louisa déboule dans notre bureau. 

- Salut vous deux. Ça gaze ? Qui c’est qui s’est occupé de la version française du mailing ? 

Comme d’habitude, c’est moi, je m’étonne qu’elle pose encore la question. 

- Très bien dans l’ensemble, mais j’aimerais qu’on regarde deux trois détails. Il me semble que le guide du langage épicène n’est pas toujours respecté. C’est important de féminiser les noms. De nos jours, on dit une agente, une autrice, une rapporteuse. 

- Ouh, la rapporteuse, plaisante Denis. 

Louisa lui adresse une moue de mépris. Malgré mon accablement à devoir défendre une fois de plus mes convictions en la matière, le dernier terme m’arrache un sourire. 

- Je ne pense pas qu’on fasse progresser l’égalité en rappelant à chaque phrase que la protagoniste est une femme. On dit bien une sentinelle, une personne, une recrue et aucun homme ne s’en offusque. 

- L’égalité s’écrit. À l’heure actuelle, c’est un acquis. On ne dit plus les traducteurs, mais les traductrices et les traducteurs. 

- …compétentes et compétents sont allées et allés ? ironise Denis. 

- Ce n’est pas avec la grammaire qu’on fera progresser les salaires, ni reculer la brutalité envers les femmes, je surenchéris. 

Ma cheffe se raidit : 

- Je ne suis pas venue lancer un débat idéologique. Je vous demande juste de prendre acte. Il y a aussi par endroits un vocabulaire un peu vieillot que j’aimerais qu’on adapte. 

Habituée aux compliments, j’accuse le coup avec surprise, jette un coup d’œil sur les mots corrigés : 

- Mais pourquoi le terme de workshop ? On a l’équivalent français ! 

- Ces formations ne sont pas à proprement parler des ateliers. 

- Pas le fundraising, tout de même !, je gémis 

- Tout le monde appelle ça comme ça, de nos jours. 

- Et le desk, le secrétariat est maintenant un desk, je m’étrangle d’indignation. 

- Bon, je te laisse prendre connaissance et tu me droppes le texte définitif asap. 

- Pardon ? 

- Tu me le forwardes. 

- Forward fast, pouffe Denis en mimant les mouvements d’un rameur. 

Elle le lapide du regard et se dirige vers la porte pour nous signifier que la discussion est close. Dès que son pas disparaît dans le couloir, nous nous tournons l’un vers l’autre : « Tu me le dropes asap », répétons-nous d’une seule voix en singeant son expression. Rien de tel qu’un accablement commun pour se réconcilier. 



Le six avril, tout le service moins Louisa se dirige comme un seul homme-et-femme vers le Grütli. Le pli de l’habitude. Il y a longtemps que nous n’avons plus besoin de la secrétaire pour nous rappeler quand l’un de nous fête son anniversaire. Notre comptable en l’occurrence. Sauf qu’à notre étonnement dépité, aucune table n’est réservée à notre nom. Pire : il n’y a pas de place pour douze personnes. Nous restons un moment plantés à l’entrée, décontenancés, gênant les allées et venues des serveurs, avant de décider de nous rabattre sur la pizzeria la plus proche. Soudain, mon ancien chef me manque férocement. Le repas paraît bien morose sans son traditionnel discours et ses pointes d’humour. Le moment de l’addition nous rappelle qu’Hubert offrait toujours le vin. Nous trinquons à sa santé plus qu’à celle du comptable. 

- Quelqu’un a pensé à avertir Louisa ? s’enquiert soudain le journaliste. 

- Elle avait un dossier pending à terminer asap, explique Denis. Pas question de le postponer. 



Cette fois, Louisa ne fait pas irruption dans notre bureau : elle me convoque dans le sien. Je m’y rends à reculons, appréhendant les nouvelles couleuvres au menu. Réponds à son salut cordial par un bonjour un peu crispé. D'un geste, elle m’invite à m’asseoir. 

- Tu m’as habituée à de l’excellent travail, Stef, et je n’en attends pas moins d’une écrivaine. 

Ce féminin m’agace plus que de coutume. Je l’ai toujours trouvé affreux. 

- Mais depuis quelque temps, je te sens moins investie. Ça déteint immédiatement sur la qualité des textes que tu nous rends. Le dernier, franchement, est indigne de toi. 

Elle me tend une feuille toute veinée de corrections. Je m’y penche, contrite. Encore un point de terminologie fashion que je n’ai pas respecté. Un soupir m’échappe. Plus loin, une monstrueuse faute d’accord. Je bondis : 

- Mais ce n’est pas moi. Jamais je n’aurais écrit « elle s’est dite » !!! Et ce s manquant à un participe passé, ce n’est pas possible qu’il m’ait échappé. 

- Tu étais moins concentrée ces derniers jours. J’espère que ce n’est qu’une mauvaise passe. 

- Louisa, je vais tirer ça au clair. Je t’assure que je ne commets pas ce genre d’erreurs. 

Elle prend le temps de me dévisager : 

- C’est grave, Stef, ce que tu insinues là. Pourrais-tu préciser le fond de ta pensée ? 

La question me déstabilise. Je n’ai pas voulu porter d’accusation. Juste me défendre contre une injustice. 

- Je voulais simplement dire que les accords de participe, c’est quelque chose que je maîtrise parfaitement. 

- L’erreur est humaine, ma chère. Je propose que dorénavant, Denis et toi, vous vous relisiez vos textes avant de les renvoyer. Rien de tel qu’un regard extérieur pour minimiser le risque de coquilles. 

J’aimerais objecter que Denis, en parfait bilingue, a un français parfois fédéral. Qu’il risque de détériorer mon travail plutôt que de l’améliorer. Ne voyant pas comment formuler ça sans tomber dans la délation, je me tais et encaisse la nouvelle consigne. 



Neuf heures, neuf heures trente, neuf heures quarante et toujours personne d’autre que moi dans le bureau des traducteurs. Je fulmine. Contre ma supérieure et ses règles débiles. Contre mon collègue et son incorrigible indolence. Contre la dégradation de la langue avec ma complicité forcée. Mon texte est prêt, je suis censée le rendre pour dix heures, mais avec la bénédiction de Denis qui n’est pas fichu d’arriver. De toute façon, je sais d’avance qu’il ne va rien trouver à y redire, le lui soumettre est une pure formalité. J’hésite à court-circuiter la consigne lorsqu’enfin, la porte s’ouvre sur son pas désinvolte. 

- Putain, Denis, t’as vu l’heure ? 

- Cool, ma belle, faut pas te mettre dans des états pareils. Je t’offre un café ? 

- Écoute, là ça commence à bien faire. Figure-toi qu’on doit tout se relire mutuellement désormais. Alors tu poses tes fesses et tu me contrôles fissa ce communiqué de presse, il me reste un quart d’heure chrono pour le rendre. 

- Tu vas pas vivre longtemps si tu te stresses comme ça. Ils ont mis le quinze avril à dix heures parce qu’il faut bien indiquer un délai. Mais personne ne va mailler si tu l’amènes à midi. 

- Denis, j’ai toujours eu de la peine avec ton attitude, mais là, je ne supporte plus. 

- Moi, ton petit côté psychorigide, je trouve ça mignon. 

Il s’exécute mollement, souligne deux ou trois passages. 

- T’as oublié de féminiser un pluriel. 

- T’as raison. Qu’est-ce qu’elles me gonflent, ces nouvelles règles ! 

- Et là, pour l’accord, je ne suis pas sûr. 

- Si, si, c’est juste, aucun doute à ce sujet. 

- Mince alors, je crois qu’hier, j’ai dû t’ajouter une ou deux fautes. 

- Parce que t’avais déjà touché à l’un de mes textes ? 

- Ben, c’est ce que veux Louisa, non ? 



Une nouvelle convocation me tombe dessus vers la mi-mai. Louisa m’accueille le regard dur, les lèvres pincées, le front scindé d’une ride de contrariété : 

- Ça ne peut pas continuer ainsi, Stef, je ne te reconnais plus. On m’avait vanté ton efficacité et ta précision. Ces derniers temps, tu accumules les bévues et les retards. J’espérais que tu aurais une influence positive sur Denis et on dirait plutôt que c’est lui qui déteint. 

- Notre tandem fonctionnait très bien avant…. 

Elle m’interrompt juste à temps pour ne pas m’entendre contester son « leadership ». 

- Tu ferais peut-être mieux de consacrer ton énergie à ton travail plutôt qu’à tes romans. 

Je me demandais justement si elle avait terminé mon livre et s’il était encore question de l’exposer à la cafétéria. La pointe de mépris clairement décelable dans son intonation m’épargne la peine de lui poser la question. 



Depuis deux semaines, la consigne réaménagée par mes soins est plus ou moins gérable. Je corrige la forme et le fond, tandis que Denis se contente de vérifier la bonne application des règles épicènes. Rien d'autre, promis-juré. Quelle n'est pas ma stupéfaction d'entendre, en arrivant dans le couloir, le cliquetis d’un clavier en provenance de notre bureau. Un lundi matin à huit heures ! Jamais en vingt-cinq ans, Denis n’a commencé avant moi. Je n’ose imaginer le savon que Louisa a dû lui passer pour modifier à ce point sa nature profonde. Un second choc m’attend sitôt franchi le seuil : ce n’est pas Denis qui occupe le siège en face du mien. J’en sursaute de surprise. L’intruse se lève et me tend la main : 

- Bonjour, je suis Sylvie, votre nouvelle collègue. 

Je la dévisage abasourdie. Sa blouse bien boutonnée, son pantalon sans faux pli, sa tenue convenue, la servilité de sa posture, son sourire appliqué, tout en elle respire l’employée modèle et m’inspire d’emblée une franche aversion. Je la devine studieuse, bûcheuse, flatteuse et extensivement disponible. Le genre à compenser le manque de talent par un excès de zèle. Son bureau bien rangé, sans une feuille qui dépasse, et l’alignement rigide de ses dictionnaires, contrastent violemment avec le joyeux foutoir de Denis. Je note avec désolation qu’il ne reste plus la moindre peluche. 



Juin commence au ralenti. Rien à traduire, pas une ligne, ma nouvelle collègue engloutissant communiqués de presse et bulletins d’info avec une voracité de rapace affamé. 

- Tu veux pas qu’on partage ? 

- La cheffe estime que je dois me mettre au courant. 

Je soupire devant tant de stakhanovisme. Le cliquetis de ses doigts m’agace prodigieusement. Son air concentré, son souci de bien faire, la peine qu’elle se donne pour chercher des renseignements que je pourrais lui fournir de mémoire. Comme je regrette l’oisiveté de Denis, ses attentions, ses plaisanteries, la bonne humeur qu’il faisait régner ! Je me promets de l'appeler à la pause, hésite, me repasse en boucle mes derniers entretiens avec Louisa, les indices que je lui ai fournis au sujet de l’incompétence de mon collègue, toutes ces bribes de délation qui m’ont échappées et qui ont peut-être conduit à ce désastreux remplacement. 

Un coup d’œil à l’horloge m’apprend qu’il ne s’est pas écoulé plus de cinq minutes depuis la dernière fois que j’ai regardé l’heure. J’éprouve enfin tout le poids de l’inactivité. Cette intenable inertie. L’horreur des heures passées à ne rien faire. Pauvre Denis ! J’aimerais lui dire combien je le comprends. J’hésite à quémander une page à l’imposteuse, renonce par amour-propre. Déjà mon imagination s’empare de cette odieuse personne, crée un décor autour d’elle, une famille, une situation qui va me servir d’exutoire. J’ouvre un nouveau fichier et entame une histoire où Sylvie tient un rôle de premier plan. 



Surprise en flagrant délit, je me suis vue rappelée à l’ordre. Là où Hubert se serait montré compréhensif, conscient que je sais aussi m’investir à fond en cas d’avalanche, le nouveau management à l’américaine ne plaisante pas : avertissement, menace, sanction. 

- Je peux aussi bloquer ta progression salariale. Sylvie n’a de loin pas ton expérience et elle abat déjà plus de travail que toi. 

Devant tant de mauvaise foi, j’ai senti un éclat de haine briller dans mon regard. Louisa en a aussitôt remis une couche : 

- Tu sais Stef, à ta place, je me tiendrai à carreau. Personne n’est irremplaçable et, à bientôt cinquante ans, on ne vaut plus grand-chose sur le marché de l’emploi. À moins que tu n’espères vivre de tes droits d’auteur, elle a ajouté avec une moue moqueuse. 

Depuis, mon début de roman me brûle les doigts. Je m’encombre de toutes ces idées que je n’ose déverser sur clavier. Risque tout au plus une ou deux notes manuscrites pendant que l’autre pianote. Ma tête déborde. Des pans entiers m’échappent et des tournures se perdent. Le temps s’enlise et les heures m’abrutissent. Je me laisse envahir par un immense sentiment d’inutilité, tel que Denis a dû le connaître quand je traduisais avec ferveur à ses côtés. 



Drôle d’ambiance ce matin au travail. Les premiers arrivés passent le mot aux suivants : on est tous et toutes convoqués à la salle de conférence à neuf heures. Pour une communication du directeur. Les suppositions vont bon train. Vague de licenciements, restructuration, déménagement, délocalisation ? Moi, je suis déjà au courant. Il avait raison, Hubert, chacun a un talent utile à la bonne marche de l’entreprise. 

« On va lui régler son cas », a promis Denis quand on s’est revu avant-hier au Grütli. Le plan lui redonnait un peu de poil de la bête. Je n’ai pas émis d’objection sur le fond. Juste corrigé la forme : « De nos jours, on parle de case management . » L’annonce du directeur plonge tout le service dans un abîme de perplexité. Dire que la veille au soir, notre cheffesse enchaînait encore les virages sur la route à flanc de coteau qui mène chez elle. Au volant de sa Renault Alpine. Pas plus grande qu’une peluche, vue d’en haut. Avant qu’une pierre ne lui fonde dessus. Comme une serre de métal en plein pare-brise.